La Friche

La Friche est une longue nouvelle écrite à quatre mains avec Selenacht / Noëlle Rollet, publiée conjointement sur Glossolalies et Dangers et Merveilles, disponible au format epub pour un meilleur confort de lecture (cette page décrit comment lire un epub, si besoin).

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Après six années à avancer chaotiquement sur le projet, nous avons enfin posé la dernière pierre. Merci le chaos, la ténacité, nous. Afin de donner une idée, le début du texte :

28/09/2014

À quel moment, on cesse d’aimer sa mère ? Est-ce même possible ? On parle quand même du four d’où est sortie la viennoiserie, car oui, Ange-Marie se sent l’âme d’un escargot aux raisins (une escargotine, dit-on dans le Sud-Ouest, un schneck dans le Nord-Est). Le schneck qui sort de la schneck, tout englué de bave.

Expiration brève, rictus relevant un coin de lèvre. Ange-Marie se tourne et se retourne dans son lit. Le sommeil l’a quitté pour de bon. Il expérimente cyniquement ces questions existentielles. Ses muscles se tendent partout où ils ne devraient pas, notamment au niveau du cou et de la gorge. Légère pellicule de sueur sur les paumes.

On cesse d’aimer progressivement sa mère, parce qu’elle disparaît graduellement, buée sur la vitre s’évaporant avec le lever du soleil. Quand il y en a.

D’abord, on vient la visiter toutes les semaines. On vient malgré le sordide de l’hôpital, malgré la cafétéria beige aux meubles beiges et vissés, aux couverts beiges en plastique et sans aspérité, malgré la télé en sourdine bloquée sur une chaîne du service public, malgré la sanction qui tombera au bout de quelques heures : il faut y aller. Parler dans cet endroit, avec les autres échappés de Vol au-dessus d’un nid de coucou, le personnel qui rôde, prêt à intervenir quand il le faut, des fois que s’énerve « le Chef » (ici, c’est un grand costaud mutique et menaçant dont personne n’a envie de goûter le poing d’ébène). Des vieilles, des clodos, des gens qui semblent tout à fait normaux, des gais, pas souvent, des tristes, on trouve de tout, des têtes de passage et des piliers.

Ça suinte le gémissement, la complainte, ce lieu. Mais on s’en fout. On vient visiter, on est encore ado. Maman encore compréhensible, ouverte aux autres. Elle s’enquiert, veut savoir comment l’école se passe, les relations avec la famille d’accueil. Mensonges et mensonges pour la protéger, pour qu’elle n’ait pas une couche de merde en plus à se farcir dans la tête. Enfin, mensonges, non, pas vraiment. Les Bernard sont juste des gens normaux, sans drama comme mode d’existence. Et ses résultats scolaires ont toujours été au-dessus de la moyenne.

Pourtant, Ange-Marie le ressent, Maman fait des efforts, essaie d’égayer ces moments sordides, drape de rêves la plus insignifiante des banalités, évoque une sortie prochaine et le retour d’une vie à deux, comme avant, c’était bien avant.

Une première fois, puis régulièrement, l’institution prévient que la visite du samedi ne pourra pas avoir lieu. Milena Rosaton est trop mal, incapable d’interagir avec autrui, même le fruit de ses entrailles. Pas d’inquiétude, pas de TS, juste une grande lassitude. Ado, on n’aime pas la routine, parce qu’on devine que la routine masque le formatage lent et insidieux, alors pour un peu, on se réjouirait.

Puis Maman commence à manquer. Sa maladie fait chier.

Quand enfin on la retrouve, la semaine suivante ou un mois plus tard, elle a changé. Elle ne demande plus comment ça va, elle n’apporte plus de fantaisie, que de l’aigreur, de la complainte, un sourd reproche. Elle ne se souvient pas de la classe dans laquelle se trouve son fils, du nom de ses copains. Quand c’est fini, soulagement du il faut y aller. Ange-Marie se demande ce qu’il a fait pendant deux heures. Pour qui l’a pris cette femme qui ne semble pas tout à fait savoir qui ils sont.

Alors les visites s’espacent. La vie hors les murs défile à toute berzingue. La vraie famille, les Bernard, celle avec laquelle on passe les moments qui comptent et ceux qui s’oublient, apporte tout ce qu’il faut. La distance s’instaure. Et lorsqu’elle sort enfin du HP – c’était quand ? En 2006, il y a déjà huit putains d’années –, il la remet dedans presque instantanément. La lassitude s’est teintée de honte. C’est plus simple de ne pas aimer que d’assumer.

Désormais, ce ne sera plus qu’une visite annuelle, pour son anniversaire. Jusqu’à ce dernier, qu’Ange-Marie a zappé, pour cause de contrat à vérifier au dernier moment. Ils n’ont pas soufflé les allumettes, comme ils l’avaient toujours fait, pour rire, parce que c’est pas cher et tout aussi satisfaisant.

Ange-Marie se dit que Milena s’est fait le plus beau des cadeaux, en disparaissant : sa vie misérable a rejoint le cours du fleuve de merde tranquille qu’est la vie. Et pour lui ? Il est loin d’être certain que cette disparition en soit un.

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A propos Marc Mahé Pestka

Ecrivain, game designer, explorateur de littérature interactive depuis quelques décennies, déjà.

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