Duel

Quand je suis rentré dans ce bar bondé, quand je me suis assis à cette table juste à côté de la vitre, je l’ai immédiatement senti dans l’angle mort de mon champ de vision.

Il y a des personnes qu’on déteste au premier contact. Avant même qu’elles n’ouvrent la bouche, sans qu’elles n’aient à bouger, le simple fait de déposer un regard sur elles entraîne une violente et incontrôlable pulsion de meurtre. Ça arrive, ce genre de situations. Oh bien sûr, ça ne va pas chercher tout de suite la hache pour signifier son antipathie. La plupart du temps on se contente de détester son prochain. Normal, quoi.

Parmi cet ensemble de personnes immédiatement antipathiques (qu’on désignera comme « les connards »), il y en a qui sont détestables plus que tout. Pas les demeurés qui ne comprennent rien à rien. Même pas les malfaisants, qu’on s’empresse d’ignorer afin d’éviter tout conflit. Non, je veux parler des méprisants. Ceux qui regardent le monde de haut avec une morgue amusée et dégoûtée. Je suppose qu’ils doivent avoir une raison bien personnelle de se croire supérieurs, comme un certain patrimoine, du pouvoir, une connaissance secrète. Persuadés qu’ils sont les meilleurs, leurs yeux crachent le dédain avec l’insouciance et le naturel que l’on met à chasser une mouche. Ceux-là, je les hais. Je les sens immédiatement.

Je n’ai pas eu besoin de faire semblant d’avoir quelque chose à chercher sur le côté pour savoir qu’il était là : l’ignoble connard. Par simple souci de vérification, je me suis contorsionné sur la chaise et ai balayé d’un regard vague la salle remplie à la recherche d’un serveur. Sans bien sûr le faire exprès, dans un demi brouillard, je détaillai un portrait rapide et pourtant précis de l’homme. La trentaine passée, il était assis à une dizaine de mètres de moi, attablé devant deux tasses de café et une jeune fille qui le dévorait des yeux.

Il était vêtu d’un costume anthracite, portait une chemise blanche et une cravate grise, avait un visage carré presque simiesque. Une aura de suffisance se dégageait de toute sa personne, des traits du visages hautains jusqu’à sa position guindée sur la chaise. Je le détestais instantanément et m’imaginais un bref instant lui sauter à la gueule pour le larder de coups de poings féroces. L’image disparut presque aussi vite qu’elle était apparue. On était au vingt et unième siècle quand même.

Je n’eus pas le temps de vraiment approfondir le physique de la fille, mais deux choses s’imprimèrent dans ma mémoire : elle était jolie et elle le dévorait des yeux. Une collabo. Qui serait rasée à la libération. Un jour.

Un des nombreux loufiats qui trottinaient tels des robots entre les tables s’aperçut de mon existence et daigna enfin prendre la commande. Je me retrouvais devant une bière quelques minutes plus tard. À la base, j’étais venu pour souffler. Je soufflais.

Mon téléphona m’alerta d’un son minéral. Je sortais le portable le plus puissant du marché de la poche de ma veste, non sans une certaine fierté. Un tel concentré de technologie dans les mains d’un gars qui ne paye pas de mine, en un instant, ça vous remonte le prestige social.

Rachid m’avait laissé un message. La commande arriverait cette nuit. Il y en avait pour dix plaques en cachets. Et la moitié de cette cargaison précieuse me revenait. Ce soir, je filerais en boîte, écoulerais facilement la marchandise. Ce soir, je serais riche.

À cette pensée, je laissais un sourire de satisfaction se dessiner. Je me sentis plus sûr de moi. Pas que je faisais un complexe d’infériorité. Mais bon, quand on est riche, on peut regarder le monde différemment. Et justement j’avais besoin de me sentir fort. Quand on rencontre un mec qui se croit le plus fort du monde, c’est important de se gonfler d’énergie, de se sentir bien dans ses baskets. Pour être prêt.

À peine fini de lire le message, je me retournais. Bien décidé à défier à la baston de regard le gars assis sur sa chaise, là, à une dizaine de mètres de moi. Je n’ai pas eu à le chercher des yeux : il me regardait déjà. J’ai senti son regard qui s’accrochait sur moi. J’étais un putain d’objet ! Ses prunelles noires brillaient de l’éclat du mépris le plus absolu : terne. J’ai soutenu son attaque, légèrement amusé. Ce mec qui niait l’existence du reste du monde n’osait pas me regarder en face. Il s’est penché vers sa voisine et a murmuré quelque chose. La fille a pouffé. Un voile rouge s’est abattu sur mes yeux. Il se foutait de ma gueule.

J’ai laissé cinq balles pour la bière et je me suis dirigé vers eux. Tiré une chaise à moi, me suis assis. La fille a reculé d’instinct, le gars ne cessait pas de poser son regard noir sur moi. Le sang battait à mes tempes, j’avais des picotements dans les doigts. C’était à moi de parler. Un premier mouvement décisif qui déciderait de l’issue de la rencontre. J’aurais pu dire :

─ Excusez-moi de vous déranger, mais je trouve que votre costume est très joli. Armani, je parie.

Mais j’ai dit :

─ Y a un problème ? Ça fait cinq minutes que tu me mates. Tu veux me faire le cul ou quoi ?

Je n’aurais peut-être pas dû parler. Ça a rompu le charme. Le gars a retrouvé toute sa superbe un instant ébranlée par mon mouvement. Un masque d’autosatisfaction sur le visage, il a répondu :

─ Excusez-moi jeune homme, je ne vous regardais pas. En fait, je regardais le vague, le vide… rien.

Mes doigts ont pianoté sur la table en faux marbre. Le mec se foutait de ma gueule ; maintenant c’était sûr.

Autour de moi, les loufiats ralentirent leur allure. Ils devaient avoir senti que quelque chose était en train de se préparer. À peine si le patron n’était pas en train de polir son nerf-de-bœuf derrière le comptoir. Pas vraiment le moment de faire un esclandre. J’ai hoché la tête, susurré :

─ T’aimes bien le vide ? On arrangera ça.

Il m’avait tellement énervé qu’il devait bien y avoir trois millions de sous-entendus dans ma phrase. Moi même je ne savais pas trop ce que j’avais voulu dire. Quelque chose comme je te buterais bien, certainement.

La fille était blanche de peur. C’est pas pour me vanter, mais on sentait bien qu’il y avait quatre-vingt dix kilos de muscles sous mes fringues quelconques.

Je me suis barré sans leur jeter un autre regard. Je marchais droit, les épaules redressées. Fier.

Quand je suis sorti, l’air pourri m’a fouetté le visage. Goût de cendre, odeur de poubelle. Ville n°5 de NBC Channel. Ville de merde. Et pourquoi ? Pourquoi les trottoirs étaient-ils encombrés de déchets et l’air était-il aussi vicié ? À cause des mecs comme le connard que je venais de voir, qui s’en branlaient des autres.

J’ai fait quelques pas sur la gauche et me suis enfoncé dans une encoignure de porte. J’ai attendu quelques minutes en battant la semelle, en triturant le taser dans ma poche droite. Tu l’as vu le rasoir électrique qui balance des courtes décharges de trente mille volts ? Ça fait suffisamment mal pour immobiliser quelqu’un pendant quelques minutes en le laissant agité de spasmes. La version électro de la bombe lacrymo. J’aime bien.

Ils sont sortis peu de temps après. Le mec venait en premier très droit, avec son air de maître du monde, la fille sur ses talons. Dépliée, elle était grande, façon un mètre quatre-vingt. Les models, ils vont pas les chercher chez La Mutante. En revanche, ils oublient à chaque fois l’option cerveau.

Je me suis demandé si je n’allais pas laisser pisser. Ils sont passés juste devant moi. Monsieur Connard avait un air tellement hautain, la lèvre pendante de morgue, le sourcil bas que je n’ai pas résisté. J’ai sorti le taser.

La fille a réagi à une vitesse stupéfiante. Coup de poing dans le sternum, manchette au menton. Le souffle coupé, je me suis retrouvé à genoux, le bras droit tordu en extension à la verticale. Le genre de position qui sollicite toutes les articulation du membre supérieur et les soumet à une vrille insupportable. La dame était dans mon dos et tenait mon bras dans les siens en un tendre geste d’amour maternel. Deux larmes de souffrance ont perlé à mes yeux. J’ai serré les dents.

Les godasses du mec, bien lustrées, sont venues s’incruster dans mon champ de vision.

─ Vous êtes bien impulsif, jeune homme. Faut se renseigner quand on veut importuner le brave bourgeois. Néanmoins j’aime l’esprit d’initiative. Je vous propose donc un boulot.

J’avais du mal à parler. De minuscules échardes s’enfonçaient le long de mon bras. Impression que j’allais me dévisser au moindre mouvement brusque. Je n’étais pas vraiment en mesure de discuter.

─ C’est quoi comme boulot ?, j’ai grimacé.

─ Disons… une OPA inamicale sur la personne d’un concurrent un peu trop actif. Vous savez, le genre de personne qu’on déteste au premier regard. Parce qu’elles ont l’air de maîtriser le monde. Il suffirait de le neutraliser de la même façon que vous projetiez de le faire sur moi. Mais cette fois, il faudrait être un peu plus efficace, si vous voyez ce que je veux dire.

J’ai hoché la tête précautionneusement. La fille a relâché son étreinte. Je me suis relevé en me massant le bras. Le mec me regardait froidement.

─ Bien sûr, a-t-il rajouté, ce boulot vous serait rétribué très généreusement. Disons cent mille balles.

Je lui ai immédiatement trouvé un air sympathique, et je lui ai répondu en souriant :

─ Je suis votre homme.

Pour marque-pages : Permaliens.

A propos Marc Mahé Pestka

Ecrivain, game designer, explorateur de littérature interactive depuis quelques décennies, déjà.