Chevalier du Christ

La route défilait à toute vitesse. Les reflets rouge sang du soleil couchant se reflétaient sur la lame de la tronçonneuse, dessinant un étrange sourire fait de petites dents en acier. Black Edecker était posée sur le siège passager, flamboyante, presque impatiente de se mettre au service de son Maître. Les enceintes dispensaient une musique électronique rapide, autour de 120 BPM, avec des samples de Carmina Burana dedans. Le voyant rouge de l’autoradio brillait tel un tabernacle. Un petit crucifix en bois de cèdre se balançait doucement en dessous du rétroviseur dans un mouvement hypnotique, diffusant une agréable senteur dans l’habitacle.

Jean Dimitri Le Glaouec se sentait sûr de lui, à son exacte place. « Je suis à mon exacte place. » Il avait chaud, ayant enfilé la capuche de son sweat. Ainsi il ressemblait à un véritable moine sur les petites routes de Bretagne désertes, au volant de son break familial, de son destrier. Il traversait des villages sans vie, l’esprit perdu dans un brouillard bienfaisant, les yeux clignant pour faire face à l’astre solaire rougeoyant. Cela faisait des années qu’il n’avait pas connu une joie si intense, si reposante. La vie lui souriait. Ses rêves se réalisaient enfin. Depuis cette après-midi, il était devenu Chevalier du Christ. Auréolé de gloire, il filait vers sa divine destinée. Et reprit un morceau d’hostie.

Jusqu’à aujourd’hui, Jean Dimitri avait vécu dans une perpétuelle angoisse que n’arrivaient pas à calmer ses prières quotidiennes. Humble fonctionnaire, il essuyait sans cesse la haine des personnes auxquelles il rendait visite. Jean Dimitri leur pardonnait. La charge d’inspecteur des douanes était un chemin de croix qu’il suivait avec conviction. C’était un métier peu valorisant, peu payé et qui lui faisait sans cesse côtoyer la tentation. A chaque fois, il détournait le regard et ignorait le Malin. Notre Seigneur Jésus-Christ l’avait fait dans le désert, il n’y avait pas de raison que Jean Dimitri n’y arrivât pas non plus.

Et pourtant le Seigneur n’avait pas été tenté comme Jean Dimitri l’était. Entre les pots de vin qu’on lui proposait, les drogues qu’il saisissait et les jeunes filles provocantes qu’il rencontrait durant ses enquêtes, nombre de mauvaises pensées l’effleuraient. Bien sûr, il ne manquait jamais de faire pénitence.

C’était un miracle qu’il n’ait jamais péché. Un miracle que Jean Dimitri attribuait à son ange gardien. Et pas n’importe quel ange ! Un archange qui le protégeait, en attendant que Jean Dimitri assumât son devoir d’incarnation du Christ : Saint Michel !

Lui, pauvre pécheur, avait été élu, un jour qu’il visitait le Mont. Depuis, il avait toujours senti la présence de l’être de bonté à ses côtés.

Désormais, Jean Dimitri n’aurait plus besoin de tutelle. Sa main ne tremblerait plus. Il avait une mission. Rien ne l’arrêterait.

Cet après-midi, il avait goûté au fruit défendu de la connaissance.  Il avait posé sur sa langue l’hostie chymique. Loin d’être rejeté du Paradis, Jean Dimitri avait au contraire communié. L’Eucharistie avait eu lieu, le mystère de la transsubstantiation s’était révélé. Ange sur Terre, l’Esprit Saint soufflait en lui.

***

La stridulation du sifflet déchira l’air, réduisant les rêves de Jean Dimitri à l’état de poussière. Le conducteur revint à la réalité, appuyant brusquement sur la pédale de frein. Le break s’immobilisa dans un léger crissement de pneus.

Coup d’œil à droite, coup d’œil à gauche. Rien. Jean Dimitri se retourna. À cent mètres derrière lui, trois ombres se découpaient dans l’orange du coucher de soleil. La silhouette arquée d’une potence de feux de croisement. Et en dessous, deux gendarmes, l’un grand et sec, l’autre petit et gros, piquets à la tête bombée plantés à côté de leur moto. Le grand s’avança d’un pas déterminé en direction du break, dégageant ostensiblement le pistolet pendouillant à sa ceinture.

Jean Dimitri se mordit violemment la peau des lèvres. A ses côtés, Black Edecker s’impatienta. Du moins, c’est ce que Jean Dimitri se dit, car il eut l’impression que la tronçonneuse l’appelait. Prends-moi !

« Oui, ma douce épée. Je t’entends. Toi aussi, tu veux la justice. Toi aussi, tu ne veux plus attendre. Eh bien, soit ! Un Chevalier du Christ n’obtient pas victoire facilement. Et je saurai vaincre les obstacles qui se dressent sur ma route. »

Jean Dimitri sortit du break en même temps que le grand échalas arrivait. Au premier regard, il sut que sa mission serait compliquée. Sous sa moustache, le militaire arborait un air sévère.

– Bonjour Monsieur, gendarmerie nationale. Restez dans votre véhicule, s’il vous plaît.

Le Chevalier du Christ obtempéra, se voûtant imperceptiblement sous la contrainte. Le gendarme lui intima alors par signe de baisser la vitre du véhicule. Ceci fait, il se retrouva en position dominante, plongea les yeux dans ceux du contrevenant et enchaîna :

– Vous venez de griller un feu rouge. Carte d’identité et papiers du véhicule, s’il vous plaît.

Jean Dimitri fouilla dans la boîte à gants, lentement, avec application, et en sortit un dossier en plastique. Après avoir préparé consciencieusement la liasse de documents, il la tendit au gendarme, le regardant par en dessous.

– Pouvez baisser la capuche, s’il vous plaît ?

Jean Dimitri hésita quelques secondes. Ce geste lui coûtait énormément. Black Edecker hurlait avec véhémence : Que fais-tu ? Agis, pour l’amour de Dieu, agis !

D’un geste sec, Jean Dimitri fit glisser sa capuche en arrière, révélant la tonsure large et fraîche qu’il s’était faite avant de partir en mission.

Aussitôt, il lui sembla qu’un esprit profitait de cette ouverture pour s’infiltrer en lui, pour le posséder depuis la fontanelle. Sa peau le picota sur l’ensemble du corps, sa bouche s’assécha brusquement avant de s’humidifier tout aussi soudainement. Ses pupilles avaient du s’agrandir car le monde en entier lui paraissait plus flou.

Plus rien ne pouvait avoir d’emprise sur lui. L’Autorité qui le commandait dépassait celle des hommes. Le Christ lui-même allait parler à travers sa bouche.

– Laisse-moi, confrère. Laisse-moi aller, car j’ai une mission.

– Dites-moi… Jean Dimitri Le Glaouec…. C’est pas parce qu’on a tous les deux une bande tricolore sur notre carte, qu’il faut se croire tout permis, hein ? C’est passible d’outrage à agent, ça. Je vous prie de ne pas me tutoyer.

– N’as-tu pas entendu ce que je t’ai dit ? Je suis en mission. Et je suis pressé.

Le gendarme recula d’un pas et rapprocha sa main du pistolet.

– Et alors, fit-il ? Ça n’empêche pas que vous pouvez être plus poli. Et puis c’est quoi cette histoire de mission. Vous avez un ordre à me montrer ?

Le Chevalier du Christ regarda du coin de l’œil son épée flamboyer sur le siège passager. Et il sentit Black Edecker lui parler, voix martelant dans son cerveau d’implacables syllabes.

Montre lui la Lumière ! Prends-moi !

« Oui ! », répondit Jean Dimitri, et sa voix se confondit avec celle de Saint Michel, qui s’était glissé en lui pour l’aider en cette terrible épreuve.

Jean Dimitri planta son regard dans celui du gendarme. Il sentit la Force d’Amour s’incarner en lui. Son aura grandit, véritable boule lumineuse jaillissant de son cœur, jusqu’à prendre le gendarme dans son rayon. Alors, il parla, et sa voix, posée, ferme, impérieuse et impériale, retentit dans le village désert.

– En vérité, je te le dis, homme de peu de foi. Tu ne peux me retenir plus longtemps. Dieu, notre Père, m’est apparu, et il m’a dit : « Va, et accomplis ta mission divine. »

Le représentant de l’autorité vacilla, comme frappé par la voix qui l’enveloppait, le faisant frissonner du casque aux bottines. Son visage s’empourpra. Il bredouilla :

– Quelle mission ?

– Sais-tu, pauvre créature mortelle, que les enfants ne rient plus, ne jouent plus ?

Le gendarme secoua la tête, penaud. De grosses gouttes de transpiration perlaient à ses tempes.

– Et sais-tu pourquoi ?

Sans attendre de réponse, le Chevalier du Christ, inspiré par l’archange, martela :

– Parce que les hommes ne construisent plus de balançoires. Parce que les hommes ne construisent plus de manèges ! Alors, moi, Jean Dimitri Le Glaouec, je vais aller couper des arbres pour en faire des manèges que je mettrai dans le bac à sable de ma cité. Afin que les enfants puissent être heureux, car le domaine des Cieux leur appartient. Laisse-moi aller mortel, ou tu connaîtras le châtiment divin !

Jean Dimitri avait fini sa diatribe dans un rugissement. Juste à l’instant où le second policier, intrigué par le temps que prenait l’interpellation, arrivait à portée de voix.

– Y a un problème, Saturnin ?

Jean Dimitri était épuisé maintenant. Si ce Saturnin n’était pas convaincu par ce qu’il venait de dire, c’en était fini de lui. Le Chevalier du Christ ne pourrait mener un autre combat.

Toutefois, le gendarme lui rendit ses papiers rapidement, comme s’ils lui brûlaient les mains. Puis il fit un nouveau pas en arrière, et dit d’une voix affaiblie :

– Non, non, Andras. Tout va bien. Monsieur a une parente malade. On ferait bien de le laisser repartir… si elle meurt, tu verras que ce sera encore de notre faute. Si j’étais vous, Monsieur Le Glaouec, je prendrais sur la gauche. En coupant par la forêt de Brocéliande, vous gagnerez du temps. Allez, circulez.

Jean Dimitri n’en revenait pas. Les deux motards disparaissaient progressivement dans son rétroviseur. Il n’avait perdu que cinq minutes.

Je te l’avais bien dit, chanta Black Edecker dans sa tête. Tu ne crois pas assez en toi. Tu ne crois pas assez en moi !

Jean Dimitri serra un peu plus les doigts sur le volant. Dans un quart d’heure, il atteindrait la forêt de Brocéliande.

***

Les deux gendarmes revenaient silencieusement vers leurs motos. Le plus gros des deux, Andras, prit la parole, après quelques hésitations :

– Ça va, Saturnin ? T’as l’air tout chose, depuis que le gars est parti.

– Par Belzébuth ! Il a bien failli m’avoir l’enfoiré.

– Hein ? Qu’est-ce que tu dis ?

– Cette ordure était habitée par Saint Michel ! T’as pas senti cette insupportable odeur de bondieuserie qu’il dégageait ?

Andras secoua la tête, étonné.

– Bin non, j’ai rien senti, j’étais trop loin… Bordel ! Saint Michel…

– Tout juste. Je te jure, j’ai failli griller sur place.

– Foutre Diable ! T’as eu chaud. Mais ça t’emmerde pas, de le laisser repartir, cet archange de mes couilles ?

Saturnin fut secoué d’un rire cassant.

– Tu sais quel jour on est ?

– Vendredi.

– Ce soir, il y a méga sabbat, à la forêt. Il devrait y avoir deux cents démons inférieurs, et quelques démons majeurs. Alors ton Saint-Michel, là-dedans… va pas en rester grand-chose de cette crevure.

– Putain ! T’es Malin, toi.

Saturnin se lissa la moustache de satisfaction.

– Bon, tu nous ferais pas une petite pipe pour fêter tout ça ?

– Crack ?

– Ouais, ouais, du Crottin de Satan. Et puis après on rentre au quartier général, parce que je commence à en avoir plein le cul de surveiller des routes désertes où il ne passe que des dealers ou des drogués. Font chier avec leurs raves.

– On dit free-parties, maintenant.

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A propos Marc Mahé Pestka

Ecrivain, game designer, explorateur de littérature interactive depuis quelques décennies, déjà.

2 réponses à Chevalier du Christ

  1. Michel dit :

    Quelle drôlerie ! Quelle fraîcheur !
    J’aime beaucoup !

  2. Pavel Opšitoš dit :

    Marc Mahé Pestka, merci des deux nouvelles qui me captivaient