La Faute à la Moustache

Ce samedi matin de septembre, je lézardais comme d’habitude sur les bords de la place Saint-Michel. Il était 14H00, et Paul n’allait pas tarder à pointer le bout de sa moustache. Les marchands remballaient leurs étals, repartaient dans leurs fourgonnettes en provoquant un embouteillage monstre autour de la grande place. Heureusement ma voiture était garée sur les quais.

Au milieu des feuilles de salades rapidement dégagées par les services de la Mairie de Bordeaux, la population habituelle réinvestissait les lieux sans qu’on puisse vraiment distinguer clairement qui était qui. Avachi à ma terrasse ensoleillée, je rechargeais tout doucement les batteries. Le petit noir serré fumait sur la table, promesse d’huile pour mes neurones encrassés. Dans la mince ligne qui me servait d’horizon, je vis apparaître la silhouette caractéristique de Paul.

Grand, brun et policier, il aurait été presque beau sans la moustache qui lui barrait le visage. Pas une moustache de révolutionnaire mexicain, de baba-cool ou de gascon en goguette. Non, une moustache sans fantaisie : dure, bien taillée, conventionnelle. Une moustache de flic.

Hormis ce détail horripilant, Paul était plutôt beau garçon, comme tous les autres disent. Il avait une carrure de joueur de rugby et transpirait la virilité. Souvent ses chemises bleues s’auréolaient de deux belles tâches sombres quand l’été arrivait. Un vrai héros des années cinquante.

Débarquant à Bordeaux après un départ précipité de Toulouse, je l’avais rencontré alors qu’il venait à peine de fêter sa première année de service. Je m’étais perdu, il passait par là. Je l’accostais pour lui demander mon chemin. Nous avions taillé une bavette parce que je trouvais que son visage était ouvert, qu’il y avait peut-être quelque chose de bon en lui malgré le métier qu’il avait choisi (on se défait difficilement de ses préjugés). Le lendemain, déjà vautré sur ce qui allait devenir mon QG, je le croisais à nouveau. La coïncidence nous arracha un sourire complice. Il s’assit à ma table, et prit cinq minutes pour discuter. Et ainsi de suite.

Au bout de deux ans de ce régime, nous étions presque devenus copains. Nos échanges étaient brefs, mais profonds. Je l’écoutais se plaindre de sa misère sexuelle.

Sortant tout frais émoulu de son école, il avait essayé d’engager la conversation avec les créatures qu’il croisait dans la rue lorsqu’il collait des procès-verbaux aux automobilistes mal garés. Il les choisissait belles, forcément belles, et moi, je lui disais qu’elles étaient maigres, trop fardées, trop sûres d’elles pour être réelles. De pâles imitations d’une image véhiculée par les journaux de gonzesse. Mais bon, c’est ça qui l’excitait.

De ce que je pouvais comprendre de nos discussions avec Paul, ce genre de filles ne connaissait pas le charme de l’uniforme. Elles n’en avaient rien à faire du beau policier qui grille sous le soleil en relevant des numéros de plaques minéralogiques, en s’échinant à ne rien oublier sur le formulaire – sinon c’est sûr, les petits malins s’empresseront d’écrire au Préfet pour se plaindre et le dur labeur n’aura servi à rien, si ce n’est occuper Paul pendant une longue journée à convoiter des filles hors de portée. La justice ne paye pas.

Alors il avait cessé de leur parler, se contentant d’imaginer des turpitudes en déambulant, les deux bras croisés dans le dos. Ça aurait pu être pire. Au moins, il ne se promenait pas en mobylette blanche avec un beau casque rond comme les agents municipaux.

Même s’il ne connaissait rien de moi, je crois qu’il trouvait agréable la compagnie de mes deux oreilles. Il faisait peine à entendre. Alors de temps en temps, je lui racontais une de mes nombreuses et tumultueuses histoires d’amour et de chair. Il écoutait comme un enfant, et je me demandais si une deuxième matraque (longue, lisse, dure) se matérialisait le long de son beau pantalon.

J’étais persuadé que tous ses problèmes venaient de son horrible moustache et que tant qu’il la conserverait, rien de bon ne pourrait lui arriver. Je lui avais conseillé de la raser, il ne m’avait pas écouté.

Pourtant ce jour là, dès que je l’ai mieux distingué, j’ai su que quelque chose avait changé. Paul était heureux et ce n’était pas parce qu’il venait d’obtenir une pauvre augmentation.

Il tira une chaise à lui et s’assit. L’air charriait les dernières odeurs du marché. Peut-être que les crevettes sentaient différemment aujourd’hui.

– Alors, comment est-elle ?

Que n’avais-je pas dit ? Il me bassina pendant un quart d’heure avec sa Virginie. La Plus Belle Fille de l’Univers, apparemment. Grande, (forcément) blonde aux longs cheveux qui courent jusqu’à la naissance des reins, fine, petits seins et peau de satin. Elle faisait du cinéma. Ils s’étaient rencontrés par hasard alors qu’elle cherchait le Grand Théâtre.

Finalement, elle n’y était pas allée, préférant jouer Huis-Clos chez Paul. Une nuit durant laquelle l’existence précéda l’essence.

Il me raconta ça à toute vitesse, mangeant à moitié ses mots, bafouillant et bredouillant, quémandant sans cesse mon regard approbateur, interrompant à tout bout de chemin la discussion d’un :

– Et tu sais quoi ? Hé bien…

Paul semblait nager en plein bonheur. Je le saluai de la main quand il partit. Mon café était tout froid. Je maudissais l’homme, mais finissais par afficher un demi-sourire. Sa joie faisait plaisir à voir.

Et puis, il aurait tout le temps de déchanter, lorsque cette Virginie se rendrait compte de ce qu’elle avait fait. À moins que celle-ci fasse fi de la condition de simple flic de Paul et de sa moustache, pour ne s’arrêter qu’à la pureté du cœur. À moins donc, que cette Virginie possède une belle âme. J’en frissonnais d’horreur.

***

Ils se revirent on ne sait pas très bien pourquoi (une culotte oubliée ? un soir de déprime ?). Ainsi, débuta une histoire d’amour comme on en voit dans les films chiants.

Le froid apporta son lot de troubles et de gouttes au nez. Paul travaillait comme un forcené, présentant des états de service impeccables, étudiait le soir en vue de passer un concours interne, militait dans son syndicat de gauche, aurait rêvé de forniquer le samedi soir, et seulement le samedi soir.

Virginie était souvent absente pour cause de tournage, restait des jours entiers sans donner de nouvelles, débarquait à l’improviste, voulait tout le temps sortir, l’épuisait de sensualité.

Leurs rencontres épisodiques étaient ombrageuses, bien que follement passionnées. Il la soupçonnait de le tromper avec ces producteurs américains et libidineux qui hantent l’industrie du cinéma. Elle le traitait de parano, lui conseillait de sortir. La vie ce n’était pas que les trottoirs de la grande ville.

Je suivais avec passion l’évolution de leurs relations au court des brèves retranscriptions que m’en faisaient Paul lors de nos discussions. Il voulut me la présenter. J’avais une réponse toute prête, et ce depuis ce fameux samedi :

– Je vais être franc avec toi Paul : je respecte énormément les policiers. Pour moi, ce sont presque des héros. Alors, tu vois, si je pénétrais dans ton intimité, si tu en devenais plus banal, je crois bien que je serais, comment dire… déçu. Je préfère garder une part du mystère.

***

Au début, je leur donnais deux semaines. Au bout de deux semaines, je leur donnais deux mois. Et au bout de deux mois, je n’en avais plus rien à faire de savoir combien de temps ça durerait.

Car, entre-temps, ils avaient bien changé les tourtereaux.

Paul s’était démené comme un beau diable et avait pris du galon. Grâce à ce fameux concours interne, il était devenu inspecteur de police, ce qui lui conférait un autre prestige social que simple planton. Ne serait-ce que parce qu’il n’avait plus besoin de porter son uniforme. Maintenant il s’habillait avec un blouson en cuir, il avait un beau flingue, qui brille, qui tue, qu’il portait dans un holster. Il faisait toujours du sport, mais travaillait aussi le muscle qui se trouve précisément à la base de la verge, comme il l’avait appris dans « Comment faire l’amour toute la nuit ?« , du Dr Barbara Keesling (éd. Albin Michel). Désormais, il avait la vigueur du taureau.

Virginie faisait également de considérables efforts. Elle téléphonait quand elle partait en voyage, essayait de s’intéresser aux passions de Paul : la voiture, le sport, la politique. Ce n’était pas évident. Progressivement, elle se laissa engourdir et se mit à apprécier les soirées vidéo après une bonne petite bouffe bien arrosée, et avant la sieste crapuleuse.

Paul était même venu me voir un beau jour pluvieux de mars, une ride nichée au milieu du front. Il se posait des questions, et envisageait très sérieusement de se raser la moustache. Il voulait arrêter le métier, et réaliser son rêve d’enfance : devenir détective privé. J’entrevoyais ce moment magique où j’aurais pu murmurer à mes interlocuteurs, l’air complice et secret :

– Paul le détective privé, mon pote.

Virginie, quant à elle, voulait souffler, arrêter sa vie de poudre et de paillettes, s’installer dans une ville, faire partie d’une troupe municipale.

Je me demandais vraiment si ces deux là n’allaient pas finir par vaincre mon cynisme à toute épreuve. Était-ce donc possible que deux personnes aussi discordantes arrivent malgré tout à résonner ensemble ? N’allaient-ils pas craquer, un jour ? S’étaient-ils modifiés sans remords, avaient-ils définitivement oublié ce qu’ils étaient auparavant ? Paul allait-il vraiment se débarrasser de sa moustache ?

***

J’y pensais justement le jour où, me dirigeant vers ma voiture parquée sur la place qui se tient devant les quais, je remarquais, superbement posée sur le pare-brise : une prune. Une ignoble prune, tirée à bout portant sur mon compte en banque malingre par un policier ne faisant que son devoir. Le PV de trop, celui qui fait déborder le vase.

Toute la journée, je ressassais une vague inextinguible de justice bafouée.

Je me rendais chez Paul le soir même. Je montai au quatrième étage de l’immeuble bourgeois XVIIIème qu’il occupait dans le quartier des Chartrons.

Paul ouvrit la porte, après avoir quand même vérifié que j’étais bien moi. Mon accoutrement l’avait désarçonné. Il était dix-neuf heures, il venait de rentrer du boulot. Son pistolet pendait, menaçant, sur le flanc gauche, enchâssé dans un holster en cuir brun.

Il me salua :

– Ça alors, qu’est-ce qui t’amènes ?

– Finalement, je me suis dit que c’était trop bête. Depuis le temps qu’on se connaît, je ne suis jamais venu te voir. C’est sympa chez toi.

J’entrai en scrutant rapidement le couloir.

– Virginie est là ?

– Non elle n’est pas encore rentrée.

– Eh mais dis, c’est ton pistolet ça ? Vachement impressionnant.

Flatté, il le sortit du holster.

– Oui, c’est une belle arme. Je…

Il ne termina sa phrase. Me saisir du flingue, faire sauter la sécurité et lui tirer une balle dans sa moustache de merde en visant bien le cerveau ne me prit qu’un instant.

Le boucan que ça fait, une balle qui détonne le soir au fond des bois. Le sang que ça projette. Pas beau à voir. Ensuite, à tout hasard, je traçais avec son sang un gros Nik le PV sur le mur. Quelques poils de moustache restèrent collés sur le message, lui conférant l’aspect d’une toile de peinture. Très joli. Je m’enfuyais en sachant pertinemment que de multiples yeux m’épiaient à travers les judas. Je m’en balançais : j’étais méconnaissable. Le visage fardé, j’avais un cache-nez, un bonnet que je jetais dans une poubelle sur le chemin du retour, et des baskets de jeune. Avec des semelles épaisses et des couleurs flashy.

***

Personne ne m’a jamais soupçonné. Vous pensez bien, son unique ami. Un meurtre jamais élucidé, qui déclencha une peur panique dans la police, surtout lorsque je tuai mon deuxième policier pour faire oublier le premier. Sans remords. Tout compte fait, j’avais plus pris de contraventions que je n’avais tué de policiers.

Au cinquième mort, la nation entière, relayée par les média, se posa des questions. Quelle sorte de psychopathe agissait donc ainsi ? Nik le PV devint une expression à la mode.

Pendant six mois, je pus garer tranquillement ma voiture. La maréchaussée, prudente, avait arrêté pour un temps ses offensives.

Pourquoi ce geste ? Mais parce qu’il y en a marre !

Parce que j’en ai marre, et que le simple citoyen ne peut pas se défendre contre le Procès Verbal.

C’est la justice implacable qui fond sur le misérable, sur le salaud qui ne peut pas mettre trois cent balles dans un garage. Et bien sûr, personne n’est responsable. Il y a juste des lois et des exécuteurs de la loi, anonymes, innocents. De simples travailleurs, irresponsables. Pour faire changer cet état de fait, il faudrait complètement bouleverser la société. Ce qui n’arrivera pas tout de suite. Alors, plutôt que de penser globalement, j’ai agi localement. J’ai tué Paul.

Et la belle histoire d’amour ? Et le destin brisé d’un homme, dans la force de l’âge ? Pas de chance (exactement la réponse que Paul m’avait faite un jour, alors que je me plaignais, déjà, d’avoir récolté une prune). C’est la vie. Il faut un grand équilibre cosmique, des gens qui meurent et des gens qui tirent.

***

Bon d’accord, je ne l’ai pas fait. J’y ai pensé un bref instant sur le coup de la colère. Mais je ne l’ai pas fait parce que ça ne sert à rien de tuer. Ce n’est pas la bonne solution.

Toutefois, il y a une justice. Je me suis effectivement rendu chez Paul ce soir là. Il eut la gentillesse de faire sauter l’amende et de m’inviter à dîner. C’est comme ça que j’ai rencontré Virginie, qui m’aime, que j’aime, qui m’appelle depuis le lit défait alors que je termine cette phrase, nu comme un ver devant mon écran.

Nouvelle publiée initialement dans l’anthologie Perles Noires.

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A propos Marc Mahé Pestka

Ecrivain, game designer, explorateur de littérature interactive depuis quelques décennies, déjà.

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