A priori, rire et traditions initiatiques (mystères égyptiens ou grecques, hermétisme, soufisme, Kabbale, etc) ne s’accordent pas tellement. Il est vrai que le rire peut marquer une condescendance de la part de celui qui rit, condescendance qui ne peut pas cohabiter avec l’humilité nécessaire aux choses sacrées.
Le rire serait dangereux, en soi. De par sa capacité à mettre à distance, à rendre inférieur ce qui semble supérieur, le rire est tranchant comme l’épée, subversif. Le pouvoir n’aime pas le rire, notamment la caricature. Dans Le Nom de la Rose, Umberto Ecco fait dire au moine qui veut empêcher la diffusion du Traité du Rire d’Aristote: « Le rire distrait, quelques instants, le vilain de la peur. Mais la loi s’impose à travers la peur, dont le vrai nom est crainte de Dieu. Et de ce livre pourrait partir l’étincelle luciférienne qui allumerait dans le monde entier un nouvel incendie : et on désignerait le rire comme l’art nouveau, inconnu même de Prométhée, qui anéantit la peur. »
Le rire mérite cependant qu’on s’attarde sur lui, car il constitue, selon moi, un excellent outil pour fortifier tolérance, bienfaisance et fraternité, tout en développant le discernement nécessaire à la sagesse.
Comportement réflexe inné qui se manifeste par un enchaînement de petites expirations saccadées accompagné d’une vocalisation inarticulée plus ou moins bruyante, le rire peut être provoqué par les chatouillements, par le rire lui-même, on dit alors qu’il est contagieux, mais c’est au rire provoqué par la pensée que je m’intéresserai.
Parmi les nombreuses approches et explications du rire et de l’humour, celle qui me semble la plus pertinente affirme que le rire est une réponse que le cerveau droit, celui de la créativité et de l’imagination, envoie au corps lorsque le cerveau gauche, celui de l’ordre et de la rationalité, redirige sur lui, en état de stress total, une information qu’il n’a pas pu traiter. Face à une aporie, à un paradoxe, une absurdité ou plus généralement quelque chose que l’on ne comprend pas immédiatement, deux réactions sont possibles : la peur, l’agression ou le rire, ce qui en fait trois. Selon la durée et l’intensité de cette incongruité psychique, selon son degré de confiance en soi et envers les autres, la réponse différera.
Le rôle du rire serait double. D’une part, le cerveau de celui qui s’esclaffe relâcherait des hormones destinées à contrer les effets d’un stress se révélant faux. Le rire n’exprime pas la joie, mais le rire rend joyeux. Si la joie est dans les cœurs, le rire peut l’y emmener.
Dans le même temps, le rire que l’on reçoit indiquerait une absence de danger. Ceux qui entendent le rire peuvent à leur tour relâcher ces mêmes hormones. Le rire permet donc de faire savoir quand et où il n’y a plus de danger pour le groupe.
Symboliquement, on remarque alors qu’en l’absence de danger, à couvert, on peut ouvrir sa gorge au ciel et faire communiquer pendant quelques instants son Verbe intérieur né du plus profond de son cœur avec la vérité de l’instant, tant il est vrai qu’à chaque saccade, l’ego agonit un bref instant. En faisant un petit Eckart d’un Maître environ, on pourrait même dire qu’au moment où je ris, je me quitte là où je me trouve.
De là, le rire provoqué par le burlesque, comme échapper à une peau de banane sans voir le poteau que l’on va prendre ce faisant ; de là, la mécanique ternaire de la blague, qui aligne deux péripéties à la logique habituelle enchaînés pour les confronter à une chute bruyante ou de rein ; de là, aussi, le comique de répétition qui ressasse les situations impossibles pour les confiner à l’absurde ; de là, le trait d’esprit, subtil, que l’on salue d’un rire complice voire fraternel. Les thèmes privilégiés seront, bien sûr, les tabous, car la réponse émotionnelle est bien plus forte lorsqu’on désacralise sexe, religion, famille, respect de l’autre, ces piliers qui font aussi office de barreaux de prison. Notons cependant que le rire marque un moment d’inversion qui ne remet pas en cause l’ordre établi. Un éclat de rire, c’est une fête des fous en miniature. Rire permet d’accepter le monde.
Le principe du rire connaît toutefois aussi sa propre involution, et le rire cinglant, sardonique et moqueur agit d’une façon viciée. La fraternité fait place au mépris et à la négation. Expression de supériorité, d’orgueil, le rire peut être une arme de destruction psychique. Le souffre-douleur, sacrifié à la cohésion du groupe, est crucifié de blagues, de railleries et d’humiliations.
Une dimension tout particulièrement intéressante à explorer pour le chercheur de spiritualité réside dans l’autodérision. Rire de soi est un bon moyen de prendre de la distance avec sa nature humaine, de considérer son ego comme un sujet que l’on voit sur un autre plan. Ainsi, on pourra se moquer de ses propres manies et travers, ce qui est un bon moyen de contenir ses avanies, de prendre du recul sur soi, de se replacer dans un plan et donc de poser d’autres plans, avant que de s’amuser des groupements auxquels on participe. Les descriptions des initiés que fait Ecco, encore lui, dans Le pendule de Foucault, devraient servir de prévention à tout gonflement de melon.
Les frères trois points iraient-ils jusqu’à rire de cette définition de la franc maçonnerie que donne Ambrose Briece dans son Dictionnaire du Diable ? « Société secrète aux rites occultes, aux cérémonies grotesques et aux accoutrements invraisemblables. Fondée par des corporations d’artisans londoniens sous le règne de Charles II, la franc-maçonnerie a ensuite été rejointe par les morts des siècles passés, en une régression (involution) continue des origines à nos jours. Aujourd’hui, elle rassemble ainsi toutes les étapes de l’humanité depuis Adam et s’enorgueillit même de compter dans ses rangs les habitants du Vide informe et du Chaos qui précéda la Création. En effet, l’ordre fut instauré à différentes époques par Charlemagne, Jules César, Cyrus, Salomon, Zoroastre, Confucius, Thouthmôsis et Bouddha. Nombre de ses emblèmes et symboles ont été retrouvés dans les catacombes de Paris et de Rome, sur les pierres du Parthénon, la Grande Muraille de Chine, parmi les temples de Karnak et de Palmyre et dans les pyramides égyptiennes — et toujours par un franc-maçon. »
Peut-être… Peut-être pas. L’humour est le produit du système de valeurs et de la tolérance de chacun. La relation à l’humour est constitutive de la personne. Comme le disait Desproges, on peut rire de tout mais pas avec tout le monde.
Il y a différents degrés du rire, différentes manifestations. Les sujets qui nous intéressent relèvent de l’humour subtil et du rire total.
Je parlais tout à l’heure de l’argot, art goth, que l’on peut assimiler au langage des oiseaux, c’est-à-dire un langage fait d’assonance, de jeux de mots, de superpositions, d’analogies et de métaphores qui confèrent un sens complètement différent que les mots usuels. Il s’agit d’un code que partagent les initiés et qui leur permet de transmettre à couvert des vérités primordiales, tout en se payant d’un bon éclat de rire.
L’absurde, le pince-sans-rire, le grotesque de par leur exagération permettent aussi de développer un rire total, détaché des contingences humaines, qui permet d’accéder à un degré supérieur de l’être, une perfection ─ c’est bien là le message que Rabelais, fait passer quand, dans son exergue à Gargantua, il écrit :
« Il est vrai qu’ici vous ne trouverez
Guère de perfection, sauf si on se met à rire;
Autre sujet mon cœur ne peut choisir
À la vue du chagrin qui vous mine et consume.
Il vaut mieux traiter du rire que des larmes,
Parce que rire est le propre de l’homme. »
Ce qui est le pendant de la vision pessimiste de Nietzsche qui affirme que «l’homme souffre si profondément qu’il a dû inventer le rire ».
Rire induit une libération qui permet d’ouvrir son être à des états modifiés. Il y a une vérité du Rire que les Traditions reconnaissent.
Dans la Genèse, la seule fois où le rire est évoqué, Abraham et Sara ne peuvent s’empêcher de pouffer lorsque Dieu leur dit qu’ils vont avoir un enfant. Dieu ne s’en offusque cependant pas et au contraire leur fait procréer Isaac, le rire, la joie, en Hébreu, l’alliance entre Dieu et Abraham. À cent quatre-vingt dix ans. Et sans Viagra. Belle performance. Notons toutefois que Dieu fera en retour une bonne blague à Abraham en testant sa foi sur le mont Moriah.
Pour ce qui est de la mythologie, l’archétype du fou, de l’irrévérencieux, du farceur se retrouve tout autant chez Hermès, que Loki ou Echu, le malin lapin africain. L’Égypte vénérait Hathor, déesse entre autres au titre de « Dame de la maison de Jubilation » et « Celle qui emplit le sanctuaire de Joie ». Cet archétype peut aussi développer un contrepoint à la doctrine officielle. L’Islam dispose de Nasredin Hodja, le saint homme fou qui monte son âne à l’envers, s’assurant ainsi de toujours aller dans la bonne direction puisqu’il ne conduit pas et pouvant voir les gens qui le suivent sans leur tourner le dos – et Rumi dont les contes soufis développent leur morale mystique à partir de situations parfois cocasses. L’hindouisme héberge Narada, l’innocent dévot de Vishnou qui se fait constamment surprendre par la logique non-duelle des Sages, tandis que les maîtres Zen pratiquent l’illumination par le koan, le vide, le blanc logique.
Réussir à pouvoir prendre de la distance avec soi-même puis avec le monde implique une forme de connivence avec la nature humaine, une capacité à l’accepter dans toutes ses dimensions physiques et psychiques pour pouvoir en rire gaiement. Cela demande de ne pas se laisser déborder par les passions. De même que commencer à discerner une structure de la réalité qui s’organise en différents plans. Alors, tel le Bouddha rieur, on avance la joie dans le cœur, arpentant le chemin du gay savoir, avec en bonus décontraction des muscles, réduction des hormones de stress, amélioration du système immunitaire, réduction de la douleur, massage des organes internes le long de la colonne vertébrale, retour de l’être aimé en 72 h et fortune dans les affaires.
Notons cependant que l’on ne peut rire du rite qu’en dehors du rite. Dans le rite, on ne rit pas. Jamais. Ou à son corps défendant. Car dans un rite, il est nécessaire d’être entièrement dans ce qui se joue, dans la concentration et le moment présent, et d’y croire, de se projeter de toutes ses forces.
La récréation approche, il est temps d’arrêter le sérieux. Comme le disait Pierre Dac, parodiant le rituel franc-maçon : « Allez les gars, tapez dans vos pognes. Ne bonnissez rien au dehors sur le turbin de ce soir et allons filer au paddok avec nos nanas. Mais avant, allons en écluser un ! »