J’ai toujours été très heureux de ne rien faire. On n’a pas besoin de grand-chose pour ne rien faire. Une télé et une console suffisent.
D’ailleurs, c’est quasiment tout ce que j’ai. Le reste de mon appartement, constitué, outre un coin douche / WC d’une misérable pièce de quatre mètres sur quatre, ne contient qu’un matelas jeté par terre, des fringues et une myriade de boîtes de jeu éparses en guise de moquette, une petite cuisine américaine (pratique pour les conserves) dans un coin chichement éclairé, et beaucoup de cendriers.
Ma vie est parfaite : je me réveille, il fait jour. J’ouvre les volets et les fenêtres, je prends le bon air de la ville à pleins poumons, m’étire comme un chat en plein trip, fais ma cure de vitamine D et d’UVA à Z quelques minutes, peut-être me gratte le début de la raie. La télé et la console sont restées allumées. La manette est devant moi. Ses petits boutons lascifs n’attendent que mes doigts. J’ouvre une conserve, j’appelle les potes : Gaëtan, Filou, Sam… Ils arrivent pendant que je termine mon repas. On passe une après-midi formidable à se mettre sur la gueule, à faire des courses endiablées, à jouer au foot, au basket, à faire semblant d’être des héros…. On est une bande, on est tous ensemble et on s’amuse. On ne sort que quand il le faut vraiment. Pour aller chercher des boissons énergisantes et rencontrer un certain nombre d’amis. Ça dure jusqu’à minuit-une heure. Les potes repartent et avant de me coucher, j’en fais une petite dernière.
Les journées se ressemblent comme deux jeux de baston. Toujours pareilles toujours différentes. Cela ne durera pas, je le sais. Il faudra bien un jour se remuer à nouveau les miches ─ l’heure n’a pas encore sonné, il semblerait, alors ça ne sert à rien de se gâcher l’instant présent. Si les riches, les rentiers, peuvent se le permettre toute leur vie, le faire un moment de son existence, c’est déjà s’élever socialement.
Bref, jusqu’à il y a un quart d’heure, j’étais un imbécile. Heureux. Peut-être est-ce lié. Je ne savais rien, je ne me doutais de rien et ça me suffisait.
Il y a un quart d’heure, ça faisait trois heures que je galérais sur Zen, en guise de petite dernière. Qu’est-ce qu’il m’avait duré celui-là ! Six mois. Généralement, un jeu d’action, je le plie en une semaine maxi. Les concepteurs d’Entertainment Total, inconnus jusqu’alors, avaient réalisé une belle performance : répliquer l’intensité d’une expérience de MMO dans un jeu solo.
J’incarnais un moinillon menant une quête vers la vérité, à grands coups de latte et de bâton. Tout en étant soumis à toutes les tentations tout au long de l’aventure. Triomphant à chaque fois, non sans difficulté parfois, car la chair est faible et les modèles 3D réalistes et disproportionnés. J’en étais à l’avant-dernier niveau.
Face à moi se dressaient des hordes de dragons et autres chimères monstrueuses. J’enchaînais combo sur combo. Je pianotais à toute blinde sur le pad et j’avais mal aux tendons. J’allais craquer, abandonner comme une merde, et, dans un ultime sursaut de panache, lançais une inutile séquence imparable de trente-trois inputs exécutés en trois secondes… quand l’écran devint noir. Une musique chinoise a joué et un texte orange a clignoté: “ Prépare-toi à affronter l’épreuve suprême. ”.
Je savais à quoi m’attendre. Juste après il y aurait un boss genre la moitié de la télé. On allait se la donner sévère jusqu’à ce que je gagne. Je secouais mes doigts en une masturbation main ouverte, avant de les laisser se reposer, le sang tambourinant aux coussinets.
Le dernier niveau commençait par une séquence animée. Ça me gonfle, ces sortes de clips qui donnent du contexte. De l’action, voilà ce que je veux ! Je me résignais à regarder le truc.
Un vieil homme en pagne, décharné, assis en tailleur sous un arbre, me faisait face. Il avait une barbiche blanche qui descendait jusqu’au son torse olivâtre, comme le reste de sa peau ; son crâne brillait tant que des Godrays en partaient ; et les rides étaient rendues assez fidèlement. Le seul truc un peu bizarre, c’étaient les cinq yeux qui barraient son front. Cinq, pas trois, et tout de suite, ça vire pentagramme ou quoi. Dérangeant ce qu’il faut. Du bon chara design.
Une pause dans la musique m’avertit qu’avant de passer la dernière épreuve, j’allais avoir droit à une petite histoire. Je soupirais, pris le premier mégot qui traînait, l’allumai. Vu comme c’était parti, je pouvais comater dix minutes. Le vieux déclama, d’une voix tellurique, semblant venir de partout à la fois.
J’eus droit à un fatras de foutaises comme quoi, il y avait des millions d’années les Archétypes s’étaient installés sur Terre. Ce peuple venu des étoiles, sans apparence physique et qu’on aurait pu qualifier de purs esprits, avait toujours côtoyé les homo sapiens, insoupçonnés de notre espèce.
Les Archétypes guidaient le cours des choses, le hasard n’existait pas. La Brute, le Bourreau, la Justice, le Mentor, la Muse, l’Héroïne, le Lâche, la Mort, le Traître, la Sorcière, le Messager, l’Esclave… poussaient les humains dans un sens, en espérant qu’un autre pion, influencé par un autre joueur, ne viendrait pas leur mettre des bâtons dans les roues. Les Archétypes jouaient avec nous, misaient du mana sur certains champions, combattaient par le truchement de leurs humaines marionnettes, qui s’infligeaient des dégâts physiques ou psychiques, et leurs parties façonnaient notre réalité. Dans la leur, nous étions un jeu, assez populaire, d’ailleurs.
Ça virait beaucoup trop philo pour moi.
─ Oui, d’accord, j’ai engueulé ma télé. Mais quand est-ce que je joue, moi ?
Le vieillard s’interrompit, fronça les sourcils et m’annonça que dans la prochaine minute, je serais terriblement malheureux puis heureux et enfin terrifié.
Je n’eus pas le temps de m’étonner que le programme me réponde que le téléphone sonna. Je veux dire, cela fait tellement de fois que mon imagination a été nourrie de situations similaires, complètement improbables, absurdes, décalées, fantastiques, épugnantes, pernicieuses, bateau, alimentées par les cerveaux dérangés de l’entière humanité, comment ne pas accepter immédiatement un fait illogique, suréaliste, impossible ? Je l’acceptais, donc. Ma télé me parle, tout va bien, je suis dans un vieux film de Cronenberg, Videodrome.
Simple coïncidence, me suis-je dit, cherchant le portable disséminé quelque part dans mon chaos personnel. Il se trouvait derrière moi et la voix de Filou résonna pleine de tristesse quand je décrochais.
En quelques mots, il m’annonça que Gaétan était mort un quart d’heure auparavant, renversé par une voiture.
Je n’ai pas eu la force de continuer à écouter. Gaétan, c’était presque mon frère.
Il y eut un grand craquement à l’intérieur de ma tête. Je fixais le sol, l’esprit blanc, m’absorbant dans les détails de mon tapis de trucs pour ne pas penser, ayant dijoncté. Un ticket à gratter vierge surnageait entre deux T-shirts. Presque machinalement, je découvris la somme de l’ongle. La vache, dix mille euros ! J’étais riche comme le maire de Sim City !
Je fus heureux peut-être un dixième de seconde. Mais Gaétan. Mort. Inexistant. Aux abonnés absents. BFDF. Best Friend Dead Forever. Et l’autre enfoiré de boss l’avait prédit. Il avait donc raison ! Les Archétypes jouaient avec nous.
Je frissonnai, me retournais craintivement vers la télévision. Le vieux se lissait la barbichette.
─ Pour l’instant, a-t-il dit, je suis le seul qui s’intéresse à toi. Ce billet est devenu gagnant au moment où tu l’as regardé. Un homme aux réflexes insuffisants s’est pris pour un pilote de rallye il y a un quart d’heure. Un pur hasard !
Il agita les mains dans un geste typiquement humain.
─ Non, non. Pas de compliments. J’ai juste profité de l’inattention des autres joueurs.
─ OK, j’ai fait. Il y a des Archétypes et la vie n’est qu’un grand jeu. Mais quel rapport avec Zen ? Je veux dire, qu’est-ce que tu FOUS dans mon jeu ?
Il pouffa que normalement personne ne pouvait arriver jusqu’à lui. Or j’avais réussi. Donc… J’A-VAIS-ga-gné ! Il allait me faire une proposition que je ne pourrais pas refuser.
Ça m’a fait plaisir de savoir que j’avais gagné. Six mois d’efforts quand même. J’étais fier de moi. Je me suis même permis d’être un peu brusque, d’exiger une récompense à la hauteur de mes mérites.
Il me proposa de rejoindre les Archétypes.
─ Et avec quel titre ?
J’avais bien compris comment ça marchait leur combine. S’agissait pas que je finisse Archétype de l’Opprimé non plus.
Le modèle 3D hésita quelques instants et finit par m’accorder l’Archétype du (de la) Tire-Au-Flanc. Adepte de la glande, feignasse, incarnation du ramier, toujours à la limite de se prendre le monde sur la gueule parce qu’on n’a pas la force de le maintenir, ne serait-ce qu’en s’y appuyant, certes, mais qui s’en sort toujours parce qu’on a une grande gueule.
C’était il y a dix secondes et je n’ai toujours pas répondu. Leur jeu a l’air excellent et je n’ai pas tiré la plus mauvaise carte : une Terre envahie de Tire-Au-Cul, ça pourrait être fun.
Mais voilà : je l’aime ma vie d’imbécile heureux. Je m’y sens bien et je m’y complais. Les histoires d’Archétypes, de ceci et de cela… je m’en contrefous.
Le seul problème, c’est que papy n’a jamais précisé ce qui se passerait si je refusais. Ils ont l’air puissants ces Archétypes. Tuer un humain ne leur pose pas de problème. Alors, qu’est-ce qui se passe si je refuse ?
En même temps, le Vert olive Galant, il m’avait prédit que j’allais être terrifié. Or, désolé, j’ai peut-être frissonné, mais : ai-je claqué des dents ? mes yeux se sont-ils exorbités ? ai-je été sidéré ? Non. C’est terrifiant d’aller bosser, pas de rencontrer le quatrième type.
Alors oui, je vais peut-être mourir, mais personne ne me forcera à jouer.
─ Si tu crois que je vais dire oui, tu te fourres la main dans les yeux, ai-je répondu.