Pouce

– Il me faut un mot de passe.

– Un mot de passe ?, demanda Mary.

– Oui, continua Alex, en lui caressant l’épaule et sa fine frange de dentelle siglée La Perla d’une main nonchalante. Un mot d’alerte, de sécurité, un mot spécial qui signifiera que tu veux tout arrêter, que la douleur ou la situation te met dans un inconfort intenable. Si tu dis simplement « Non » ou « Arrête ! », ce sera noyé dans l’océan de protestations que tu vas… émettre, une fois que je me lancerai.

Les sourcils auburn de Mary retrouvèrent leur arc naturel. Elle comprenait et son cœur battit un peu moins la chamade, même si la nouveauté de la situation, l’appréhension de ce qu’il allait advenir continuaient à lui tendre les nerfs.

– Bien sûr, bien sûr, je comprends. Je sais que je vais subir des choses que je ne veux pas, que je ne voudrais pas en dehors de ce contexte… Tu sais, Alex, je t’aime.

Le visage de l’homme, nu, athlétique malgré sa cinquantaine bien sonnée, se fendit d’un sourire goguenard.

– Moi aussi, je t’aime. Je suis certain que cette expérience va nous souder encore plus.

Il embrassa du regard la pièce du salon où il se trouvait. L’ensemble offrait une idée d’un luxe qui sait se faire discret. Peu de mobilier, mais en matières nobles, un délicat équilibre de blanc et noir dans un ordre architectural presque austère. Une atmosphère moderne mise en valeur par quelques objets vintage, posés ça et là, pour apporter un contrepoint visuel à l’aridité géométrique : un ballon de football, souvenir de ses années à l’université, un bouddha rieur ramené de Hong Kong, un portrait d’un des ancêtres de Mary, peint par un artiste de seconde zone mais il y a suffisamment de temps pour garantir un certain cachet. La verrière, longue d’une dizaine de mètres et occupant tout le rez-de-chaussée sud de la villa, ouvrait sur le vaste jardin, au gazon impeccablement taillé et arrosé malgré la sécheresse, et laissait apparaître la ville à l’horizon, avec ses gratte-ciels immenses qui ne s’accumulaient plus seulement dans le quartier des affaires, mais avaient germiné un peu partout et perçaient de pointes orgueilleuses le smog permanent qui couronnait la cité. Dans la lumière de ce début d’après-midi ensoleillé, crue, précise, impitoyable, tout semblait prendre plus d’acuité.

Les pulsations douloureuses de son sexe le ramenèrent à l’instant présent.

– Alors, ce mot?

– « Pouce »… oui, « pouce » ira très bien. Ça me rappelle quand j’étais une enfant.

Alex partit d’un rire léger et cristallin.

– Tu en as gardé le corps, ma chérie.

Son regard s’attarda sur la femme qu’il avait épousée il y a vingt ans de cela. Elle avait effectivement gardé toute la souplesse, la fermeté et l’élasticité de sa jeunesse. Grâce aux nombreuses heures de Pilates qu’il lui avait offertes, ne put-il s’empêcher de penser.

À genoux, en porte-jarretelles de soie noire, avec des garnitures en dentelles dévoilant légèrement la peau des hanches, sur une paire de bas tout aussi noirs à maille en filet de pêche, le soutien-gorge pigeonnant et la culotte brésilienne lui dévoilant presque l’intégralité des fesses si ce n’est la partie supérieure du bombement, Mary dégageait une impression de fragilité qui rendait Alex fou. Surtout le collier en cuir noir et coutures rouges, dont l’anneau unique appelait la laisse. Un rapide coup d’œil à l’horloge murale le fit reprendre contact avec les contingences du monde : il était 12h48 et il avait, à 14h00, une conf call des plus importantes pour la suite de sa carrière, si ce n’est de sa vie.

En une heure, il aurait le temps de terminer. C’était important d’arriver détendu et en pleine possession de ses moyens à ce rendez-vous. Il revint au jeu.

Sans dire un mot, il se saisit d’un large masque de soie et l’appliqua sur les yeux de Mary, accrochant délicatement l’élastique aux oreilles. Puis il se saisit d’une paire de menottes gainée de fausse fourrure et la passa aux mains de sa soumise en les faisant se rejoindre dans le dos.

– Je vais maintenant te passer le bâillon.

De son côté, Mary en était encore à se demander ce qu’elle était en train de faire. Cette fantaisie qu’elle partageait avec Alex lui semblait vaguement ridicule. Il y avait d’abord les accessoires, les menottes, le bâillon, le collier et les différents godes qu’ils avaient achetés ensemble dans un sex shop, un samedi matin, le souffle oppressé et le rouge aux joues, du moins pour elle. Surtout, elle se demandait en quoi son couple avait besoin de cette expérience, après des années d’entente sexuelle. Oh oui, bien sûr, ils ne faisaient plus autant l’amour que dans les premiers temps. Sa libido avait diminué, et cela, c’était physiologique. Mais pourquoi ce contexte ? Pourquoi cette approche de la sexualité ? Cela faisait donc si longtemps qu’Alex se réfrénait, voulait ce type de rapports et n’avait jamais obtenu satisfaction ? Si tant est qu’il n’ait jamais obtenu satisfaction. C’était bien pour cela qu’elle avait accepté : pour qu’il n’aille pas chercher ailleurs ce qu’elle pouvait lui offrir.

Lorsqu’elle sentit la boule, qu’elle savait attachée à une lanière de cuir rivetée, effleurer ses lèvres, elle ne réussit pas à ouvrir la bouche. Bien au contraire, le contact de la silicone lui donna un haut-le-cœur.

– Non ! Arrête tout de suite ! Je ne le sens pas.

Une poigne dure attrapa ses cheveux et les tira vers le haut, provoquant une tempête de micro-douleurs sur son cuir chevelu.

– Tais-toi, soumise ! Mets cette boule dans la bouche.

– Je ne joue plus, Alex.

La poigne se fit encore plus ferme, vrillant maintenant les cheveux pour augmenter la douleur. Se remémorant le mot de passe, des larmes plein les yeux, elle s’empressa de crier « Pouce ! », avant de perdre tout maintien et sangloter, tête baissée, épaules affaissées.

Alex ferma les yeux et soupira longuement par les narines, sans que cela ne soit audible. Puis il remonta le masque de soie, s’agenouilla et passa un bras autour des épaules de Mary, toujours entravée. Tout en lui bécotant doucement le visage, il murmura :

– Mon amour… Honey… Que se passe-t-il ?

– Je ne peux pas, Alex, je ne peux pas. C’est ridicule ! Tu m’as fait mal. C’est grotesque.

Il la serra fort, longtemps, la cajolant comme une enfant. Il essaya de ne pas mettre d’érotisme dans son geste, mais son érection ne se démentait pas. Le médicament était décidément très efficace. Son érection et lui semblaient déconnectés. Quoi qu’il pensât ou fît, une barre oblique s’érigeait en permanence au niveau de son bas-ventre, ce qui n’était pas des plus pratiques lorsqu’il se retrouva assis en tailleur.

– On n’a encore rien fait. Je t’assure qu’une fois la barrière de l’étrangeté passée, tu vas y trouver ton plaisir. Ne te laisse pas impressionner par la douleur. Quand tu fais ton sport, tu ignores la douleur et pourtant tu te fais parfois très mal. Mais tu sais aussi le bien-être que tu ressens, une fois que tes muscles ont bien travaillé. Là, c’est pareil.

Les sanglots de Mary s’espaçaient. Elle demanda une cigarette. Alex l’alluma pour elle, l’approcha de ses lèvres et lui fit fumer quelques bouffées. Rapidement lassée, ou détendue, elle requit alors un verre de vin rouge pour chasser l’haleine goudronnée, qu’Alex lui administra par lampées.

Sentir son homme proche d’elle, aux petits soins, la couvant comme une chose fragile, entendre le bercement de sa voix grave, lui redonna du baume au cœur. Après tout, elle était peut-être trop pudibonde, trop fleur bleue, coincée. Tout le monde avait aimé les nuances de Grey, il ne tenait qu’à elle de vivre maintenant de l’intérieur l’expérience de la soumission, quelque chose qu’aucune de ses amies, les autres desperate housewives du quartier, ne connaîtrait certainement jamais.

– Bien, tu as raison, mon amour. Essayons à nouveau. Je suis prête.

Après un ultime gros plan sur le visage de son mari lui baisant les lèvres, l’obscurité totale du masque s’abattit sur elle. Pendant de longues secondes, elle n’entendit que les déplacements d’air et les quelques frottements de peau qu’Alex provoquait en se déplaçant. De nouveau, le plastique vint se coller à ses lèvres et elle ouvrit la bouche largement pour prendre la boule, qui se coinça dans le palais avant d’atteindre sa circonférence maximale. Elle en était à essayer encore de se faire à cette contrainte, quand les mots claquèrent à quelques centimètres d’elle.

– Alors comme ça, tu refuses d’obéir, soumise ? Je vais t’apprendre !

La voix d’Alex sonnait étrangement. Plus dure, cassante, dominatrice. Elle ne l’avait jamais entendu ainsi, ce qui provoqua instantanément en elle un accès de peur. Qui fut aussitôt oublié, remplacé par la douleur, alors que les lanières du martinet s’abattaient sur son postérieur. Bien que spécialement conçu pour faire plus de bruit que de dégâts physiques, l’accessoire avait un vrai impact.

Alex se repaissait d’ailleurs des zébrures carmines que ses coups faisaient apparaître sur le corps de Mary, ainsi que des raidissements de son squelette une fraction de seconde plus tard. Son excitation ne semblait pas devoir trouver de limite, le sang ne cessait d’affluer dans son membre. Il en devenait fou et, insensiblement, ses frappes se firent plus intenses et moins espacées.

– Tu aimes ça, hein, cochonne ? Tu aimes te faire traiter comme une chienne. Attends, tu vas voir, c’est pas fini.

Mary, loin d’être excitée, sèche comme le désert de Gobi, privée de vue et de parole, se sentit profondément humiliée par cette mise en scène. Les mots employés la révoltaient. Elle n’était rien pour Alex, que le moyen de réaliser ses fantasmes de domination, fantasmes qu’il ne pouvait assouvir que dans le cadre de son couple, puisqu’il stagnait, si ce n’est végétait, depuis des années à son poste de consultant (senior) au cabinet de conseil de la ville avoisinante. Une sourde colère monta en elle. Elle secoua les épaules pour signifier qu’elle voulait arrêter, se tortilla et voulut dire le mot de passe. Sauf que le bâillon l’empêchait de se faire comprendre. Quelle stupide idée ! Un mot pour tout arrêter, alors qu’elle était privée de parole.

Pendant ce temps, Alex avait décidé d’écourter le programme qu’il s’était concocté. Il fit un gros effort pour ne pas regarder l’heure, pour rester dans le moment, mais il sentait bien que le temps avait filé et qu’il était temps pour lui de conclure. Il ne lui restait plus qu’à travailler l’anus de Mary avec différents godes, de diamètres croissants, avant de terminer en la sodomisant – il en mourait d’envie mais se retenait au maximum pour accroître le plaisir. Peut-être avec une éjaculation sur le visage, cerise sur le gâteau.

Alex ordonna à Mary de se baisser et poussa son épaule, fermement, sans brusquerie. Mary sentit le sol rafraîchir sa joue. Toujours à genoux, la tête plus basse que les hanches, elle présentait impudiquement son derrière. Quand elle sentit un objet se frotter aux fronces de son anus, Mary se laissa submerger par une rage froide et totale. Elle se trémoussa pour se dégager mais Alex la retenait d’une main ferme, l’enjoignant de rester calme et noyant littéralement l’objet sous des litres de lubrifiant, chaque pression du tube s’accompagnant d’un bruit sale de pet mouillé.

La colère habitait chacune de ses cellules. Elle se démenait, voulait que cela s’arrête, hurlait des « Pouce ! » que le bâillon étouffait. Une pression inconfortable au centre du thorax commença à s’installer, suivi d’un inconfort au niveau du dos, du cou, de la mâchoire, empêtrée et ankylosée par la boule de silicone. Les battements de son cœur s’accélérèrent, elle respira rapidement par le nez, essoufflée. Alors que l’élastique du sphincter cédait, elle fut prise d’une violente nausée. Son état la mettait désormais en panique et dans un dernier sursaut de désespoir, elle se dégagea de la poigne d’Alex et roula sur le côté, gesticulant nerveusement des jambes.

Il fallut quelques secondes à l’homme pour se sortir du film qu’il était en train de se faire. Mary, les fesses trouées du gode à moitié enfoncé, avait dansé comme une épileptique sur le sol du salon, possédée, puis s’était soudainement arrêtée, relâchant tous ses muscles. Alex sentit que quelque chose ne tournait pas rond. Il se précipita vers sa femme et lui enleva le bâillon.

– Qu’est-ce que tu as, Mary ? Ça ne va pas ?

Les yeux fermés, les traits détendus, Mary ne répondit rien. Alex lui tapota les joues, toujours rien. Alors, le cœur battant la chamade, il lui prit le poignet pour détecter un pouls qui n’était plus.

– Oh mon dieu ! Je n’y crois pas ! Mary, réveille-toi ! Dis quelque chose !

Il lui fallut plusieurs minutes pour se rendre à l’évidence : Mary était morte. Interdit, abasourdi, il resta prostré devant le cadavre, le sexe toujours autant insolemment érigé. Puis, immensément triste, il se leva, décidé à appeler la police. Son ordinateur portable situé dans le bureau adjacent émit alors le bruit caractéristique d’un appel. La conf call ! Il l’avait complètement oubliée. Que devait-il faire ? Laisser sonner dans le vide et s’occuper de Mary ? Prendre la communication, s’excuser et raccrocher ?

Il n’aurait pas souvent l’occasion de parler avec le Vice Président du cabinet. C’était une opportunité unique. Après tout, à une demi-heure près, cela ne changeait plus rien pour Mary. Il courut jusqu’au bureau et prit l’appel en audio seulement.

– Bonjour, monsieur Miller. Excusez-moi de ne pas mettre en marche la vidéo, je viens juste de me cogner dans une porte et ne suis pas présentable.

– Bonjour, Alex. Vous pouvez m’appeler Chris. Voulez-vous que je vous rappelle plus tard, dans ce cas ?

Chris Miller avait une voix posée, grave, hiératique. Une voix qui imposait naturellement le calme et la sérénité.

– Non, non… Chris, je vous assure, pas de souci. Ma chemise n’est juste pas présentable. Je suis tout à fait apte à discuter.

– Alors, qu’est-ce qui vous a amené à solliciter un entretien, Alex ?

Le simple manager prit une longue inspiration. Plus rien ne comptait dorénavant que les quelques paroles qu’il allait prononcer.

– Hé bien… Vous savez que j’ai été missionné pour examiner les comptes du Good faith independant media group ?

– Effectivement, nous suivons cette entreprise depuis des années.

– En scrutant leurs comptes, j’ai découvert une irrégularité dans le traitement de certaines charges.

– Quel genre d’irrégularité ?

– Le genre qui vous conduit devant les tribunaux, Monsieur, sans espoir de gagner. J’ai vérifié plusieurs fois : il s’agit bel et bien d’un détournement de fonds, portant sur plusieurs millions de dollars.

Un très long silence s’ensuivit, qu’Alex n’osa pas interrompre, en attente du prochain développement, le sexe toujours aussi dressé.

– Ah ! Cela est troublant… très troublant… Comme vous le savez, cette entreprise respectable est très proche de nous.

Bien sûr qu’Alex le savait. Le CEO du consortium évangéliste était le beau-frère de Chris. Le VP reprit :

– Êtes-vous le seul à avoir remarqué cette anomalie ?

– Oui, Monsieur. Je n’ai communiqué à personne d’autre que vous cette découverte choquante.

– Bien, dans ce cas, je vais vous demander de rester muet encore quelques temps. Je dois réfléchir, étudier la meilleure stratégie possible pour notre entreprise.

– Bien sûr. Comme vous le désirez, Monsieur.

– Et, afin que vous n’ayez pas de pression, je vous propose de prendre une semaine de vacances, sans incidence sur votre rémunération, bien sûr.

Une semaine, soit la moitié de ses congés annuels ! Alex sentit que ce qu’il avait prévu était en train de se passer. Il allait recevoir des gratifications pour se taire. Son avenir était désormais assuré.

– Comme vous voulez, Chris. Je suis à votre disposition.

– Je vous rappelle… disons dans trois jours, à 16h00. Est-ce que cela vous irait ?

– Oui, sans problème. Mon agenda est désormais léger pour les jours qui viennent.

– Très bien, à dans trois jours alors.

Chris coupa brusquement la communication. Alex exultait. Il leva les yeux au plafond, un large sourire aux lèvres. Enfin, enfin, enfin ! Il avait touché le jackpot.

Quand son regard s’abaissa et qu’il perçut à la lisère basse son méat toujours aussi gonflé de sang, sa présente situation lui revint alors en pleine conscience. Mary ! Il devait s’occuper d’elle, appeler les secours et peut-être arranger les choses pour les rendre présentables. Il revint à pas lent vers le salon.

Pour constater que le corps de Mary avait disparu.

***

Depuis le début, j’ai prévu qu’à cet instant, le quatrième mur serait brisé et que moi, l’auteur, prendrais la parole. Ce n’est pas une question de manque d’inspiration, non, cela fait partie de la construction de cette nouvelle. Pourquoi m’exprimé-je ?

Je viens de parcourir un catalogue d’œuvres, qualifiées de genre, écrites par des auteurs français, chez un éditeur tout aussi français : pléiade de récits situés dans des villes américaines, avec des protagonistes aux patronymes tout droit sortis d’une série ou d’un film hollywoodien ; incalculables erreurs sociologiques à même de briser la suspension d’incrédulité de tout lecteur un rien au fait des réalités américaines, à commencer par ce passage du « vous » au « tu » qui ne veut rien dire en anglais. Ce que je lis, c’est de la fantaisie : des histoires, des thématiques, des problématiques complètement françaises et artificiellement placées dans un environnement aux sonorités anglaises.

Je ne comprends pas ce besoin de placer une histoire dans un contexte nord-américain, états-unien particulièrement, New York et Los Angeles détenant la palme des environnements privilégiés (puisqu’on les connaît sans jamais y être allé).

On parlera de syndrome Johnny Hallyday, ce Jean-Philippe Smet belge qui chantait en français mais se présentait de père américain à ses débuts et dont le nom était sensé évoquer les grands espaces bordant la route 66, qu’il aimait parcourir. Johnny, qui ne réussit jamais à percer au pays de Harley Davidson, funeste avertissement pour qui penserait qu’y situer son œuvre en ouvrirait les portes. En ce qui concerne la littérature, d’ailleurs, Agnès Desharthe, autrice française, cite Franck Wynne, traducteur irlandais : « Si vous voulez être certain de ne jamais être traduit aux États-Unis, il faut y situer votre roman. »

Oui, les États-Unis ont longtemps porté des promesses d’exotisme, des éléments irréductiblement étrangers qui permettent le dépaysement du lecteur, ainsi que la marque d’une société en avance, au moins d’un point de vue militaire. Oui, les États-Unis ont été cette jeune nation bouillonnante et à la découverte d’elle-même comme une adolescente peut l’être, prompte à tous les excès et avide d’explorer tous les extrêmes, dont la description a pu offrir le vertige et le frisson.

Ce qui était encore vrai dans les années 70 ne l’est plus aujourd’hui. Le développement de la mondialisation et l’uniformisation du monde occidental, si ce n’est mondial, dans ses modes de consommation, fait que les problématiques deviennent les mêmes de Chicago à Edimburgh en passant par Lille. Quel attrait spécifique, unique, reste-t-il aux États-Unis qui ne soit pas lié à des réalités géologiques ou des résidus d’aventures du passé ? Même les camionneurs, qui strillaient de leur humanité les étendues gigantesques, vont finir par disparaître, remplacés par des robots.

Je comprends aussi le tropisme naturel à utiliser des références dont on a été abreuvé, par manque de curiosité et par paresse intellectuelle. Sans aller jusqu’à copier Colette qui disait : « Le voyage n’est nécessaire qu’aux imaginations courtes. », il convient de se demander ce que peut apporter le transport d’une histoire aux États-Unis. Là réside l’enjeu d’un véritable effort des autrices et auteurs, mais surtout des directrices et directeurs de collection, appliquant les recettes niveau zéro du marketing, à ne pas se laisser aller à cette colonisation culturelle, car en plaçant leurs histoires dans ces contextes, elles et ils renforcent encore le poids d’attraction et de réplication de ce cancer de l’imaginaire.

Je m’en fous des villes avec un central business district, des banlieues pavillonnaires avec des gamins qui jouent au base-ball ou au foot américain, des problématiques propres aux WASP. Je m’en carre, c’est pas ma vie. Je veux bien y aller de temps en temps, les auteurs du cru utilisent très bien leur matériel de référence, et je ne suis absolument pas contre un contexte situé ailleurs qu’en France, tant que l’histoire le nécessite (je pense ici, par exemple, aux polars de Caryl Ferey). Pourquoi faudrait-il obligatoirement utiliser des protagonistes américains, un environnement américain, des intrigues liées à la société américaine ?

Idem pour les protagonistes. Désolé, mais la vie des riches élevés à hauteur des rois et reines de nos contes d’enfant, les maisons pouvant abriter cinquante pauvres gens, la suralimentation et la root beer, ça ne me fait pas rêver. Dégobiller, plutôt.

Revenons à notre « pouce ». Cette histoire de soumission qui tourne mal, et qui a quelques accointances avec le Jessie de Stephen King, d’ailleurs, pourrait tout aussi bien se dérouler en France, en Suède, en Italie, en Hongrie. La veulerie, la lâcheté, l’ambition dévorante, l’égoïsme ne sont pas, malheureusement, l’apanage des seuls États-Uniens.

Alors tant pis pour Alex, Mary, Chris, prénoms usuels nord-américains mais adaptables à l’Europe : votre histoire n’aura pas de dénouement. C’est moi qui dis « pouce ». Considérons que cette vexation représente un coup de griffe dans la bataille contre l’impérialisme culturel américain, consciemment ou inconsciemment accepté.


Remerciements à : Reverie, hastaluegoetmio, 沙耶 Fén’X Saya, Essence, Laetirature, Le vol du Phoenix, Nuit d’Été pour leur lecture et apports.

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A propos Marc Mahé Pestka

Ecrivain, game designer, explorateur de littérature interactive depuis quelques décennies, déjà.

Une réponse à Pouce

  1. Mignardise dit :

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