Ce soir, faut pas m’énerver. J’ai vraiment les glandes, et elles me remontent jusque dans les poings. C’est dire si le premier qui se trouve sur mon chemin va souffrir.
Il est 22h48 m’indique le magnétoscope. Il a certainement raison.
Ce soir je déteste tout. L’humanité entière, moi y compris. Ernest de la Fraissognère surtout.
Alors je joue nonchalamment avec le couteau papillon. La branche extérieure décrit de jolies arabesques, arc de cercle, retourné, suivie de la lame si tranchante. Clac clac clac.
Automatisme attrapé dans la cité, quand il fallait impressionner pour ne pas devoir se battre. L’intelligence, déjà, était la meilleure arme.
Et cette télé qui ne débite que des âneries. Pourquoi donc ? Pourquoi donc n’arrive-je pas à m’extraire de mon crapaud ?
Le volume est tellement fort qu’il construit une plénitude sonore à lui tout seul. Je n’y fais même plus attention. Les images s’enfilent toutes seules, patchwork surréaliste… le monde.
C’est la fin d’un film policier, je crois. Sur l’écran plat Trinitron™, il y a eu des meurtres violents avec parties du corps découpées, puzzle macabre, un viol, des camés…. un policier, sûr. Ça me fait penser à ces livres que je lisais avant. American Psycho, Les Racines du Mal, Le Silence des Agneaux… l’époque se complaît dans la violence la plus gratuite.
Pour une fois qu’il ne faut pas payer.
Oublier.
La goulée de whisky m’arrache la gueule et le cerveau. Encore un peu plus. Je me demande si je.
Pas penser à cet abruti ! Je le tuerai ! Imbu de lui-même. Incapable. Sournois. Une petite fouine de cinquante ans en costard. Et le sourcil blanc pointilleux avec ça ! Et le ton de sa voix !
– Vous n’êtes qu’un sot et un prétentieux, Monsieur Mikiksky !
– David Miktzitzki, Monsieur de la Fairssognère.
Incapable de prononcer mon nom normalement, cet empaffé ! Mais j’ai raison ! Investir dans l’assurance, c’est trop risqué. Un Asset Manager Director devrait comprendre ça.
Générique de fin. Le film s’est terminé sans que je m’en rende compte. La télé beugle encore un peu plus. C’est presque insupportable quand il y a la publicité. Enfin, moi, ça me fait mal aux oreilles.
Je serre si fort le couteau que l’acier s’imprime dans ma main, devient ma main. Je suis un cyborg.
C’est l’heure des informations. Je me laisse bercer par le babillage des commentateurs.
Bla bla bla.
J’bois. J’bois tout ce que je peux. Écroulé, avachi sur mon crapaud, la cravate à peine desserrée, la chemise blanche (Cerrutti, petite concession à l’originalité) maculée. Les yeux ronds et rouges (je suppose). Avec mon couteau.
Je suis en train de le regarder danser dans ma main quand les mots du speaker piquent mon attention. Je me concentre sur l’écran. C’est flou. Les formes s’agitent dans tous les sens. Paysages gris béton, tours gratouillant les limites de la sphère humaine. Visages acérés. Et le commentaire d’aller bon train :
– … explosion de violence subite et incontrôlée dans cette banlieue du Nord de Bordeaux. Plusieurs dizaines de voitures brûlées…
Va y avoir une guerre sociale un de ces quatre. De la casse pire que pendant une guerre. Et des morts.
Et qui sera dans la panade ? Les compagnies d’assurance, chez qui tout est prévu pour que les dépenses soient inférieures aux recettes. Normal et normalement.
Pourtant… si jamais le système qui marche si bien se met à sur-réagir négativement ou irrationnellement, chaotiquement ? 1929, 1987, l’Apocalypse bientôt.
Autant dire que les futés fonds de pensions qui auront investi dans l’assurance payeront moins de coupons cette année-là. Nous, Suprématie Finance, par exemple. Enfin, eux, depuis cette après-midi.
Des faillites gigantesques en série se préparent, vont se propager exponentiellement à cause d’un risque fou pris sur les sociétés d’assurance prévoyance. Mieux vaut investir dans la nouvelle technologie.
Glou glou glou.
Trois fois ma pomme d’Adam fait le yoyo. Le culot de la bouteille m’embrasse passionnément. Au moins lui. Peut-être que je devrais me taper une call, pour garder le tunnel. Je suis un varan, au fond.
Qu’est-ce que j’en ai bavé pour en arriver là ! Senior Asset Management. 800 KF par an, sans les primes, à trente ans, c’est plutôt bien. Mes copains de promos sont verts. Je suis leur Dieu. Faut dire, la Boxster et l’appartement superbe et bourgeois, ça les calme. Y a de quoi ! Je me suis fait tout seul, moi. Pas eu besoin d’avoir des parents dans la haute. Je viens de tout en bas. Parents prolos. Excellence scolaire, puis excellence professionnelle.
L’a pas le droit, le De la Trucgnère de me virer ! Consentement mutuel, tu parles. Z’ont intérêt à me donner une pension alimentaire en or. En plus, elle était nulle la lettre de démission qu’ils m’ont fait signer. J’écris cent fois mieux que ça. J’aurais fait khâgne si j’avais pas fait Sup de Co.
De nouveau, c’est la pub. Ah la vache qu’est-ce que ça gueule ! Faudrait que je retrouve la zapette. Sauf que je sais pu ce que j’en ai fait. Mes paupières tombent. Pas la force de dévier le regard. Le trou noir à pensée, je peux que le fixer.
Clac clac clac, dansent les lames dans ma main.
Tant, qu’elles chutent, emportées par l’ivresse du mouvement.
Je tâtonne le plancher pour les récupérer. Une écharde s’incruste sous l’ongle de mon majeur droit. Je regarde le petit point brun dans ma chair si rose. Rapidement une aura carmine l’entoure. Le monde est nul.
Je finis par retrouver mon couteau. J’ai du flair. Je suis un bon chien-chien à sa mémére. Ce que je voulais, c’était que la société gagne encore plus d’argent, que j’en gagne encore plus. Mes décisions sont sages. Fallait pas me virer.
Bom bom bom.
Mais c’est quoi ce bruit ? Ça vient du plancher.
Bom bom bom.
En un éclair de lucidité, de cette lucidité qu’on a après 50 cl de whisky pur tété en une demi-heure, je comprends. Rocmitte, le voisin du dessous.
Quoi ? Kwa kwa kwa ? C’est trop fort ? Je peux plus vivre chez moi ?
L’un des avantages que je vais perdre avec mon emploi, c’est le logement de fonction. Dans de beaux immeubles, les épargneuls se nichent, se reproduisent et prolifèrent.
Rocmitte est au back office. Un Senior, je crois. Peut-être même un Director, tellement il se la joue. Comme sa femme et leurs insupportables adolescents en scooter. Un de la race des Fraissognère.
Sans vraiment réfléchir je me lève, flageole un bref instant et me rue sur la porte d’entrée. Je range le couteau dans ma poche arrière. Inconsciemment, toujours.
Quand j’arrive devant leur porte, je suis à bloc. J’appuie sur la gâchette deux fois. Les verrous tournent. La porte s’entrebâille.
Rocmitte me regarde de haut, le balai du crime encore fumant à la main, le visage sévère de dignité bafouée. A cette heure de la nuit, il est encore en costard. Impeccable.
Je ne lui laisse pas le temps d’attaquer, il se prend un direct d’haleine de chacal en premier :
– C’est vous qui avez tapé ?
– Oui. Le bruit est insupportable.
– Il y a bien d’autres choses insupportables dans la vie.
– Je sais que vous avez des problèmes en ce moment…
– Le ton de votre voix, par exemple.
Pourquoi est-ce que je sors ce fichu couteau à ce moment là ? Pourquoi j’exécute le geste machinal avec une si grande dextérité ?
Je ne sais pas.
L’effet est immédiat : je vois le vioque se figer dans une expression de bête stupeur, porter la main à son cœur comme s’il voulait jurer sa mère qu’il est innocent, et doucement tomber les fesses à terre dans un bruit mou.
J’en suis encore baba, le couteau serré dans le poing, quand je sens la main ferme du policier se poser sur moi. C’est là que je me rends compte que Madame Rocmitte est en pleurs à mes pieds.
Crise cardiaque. La simple vue du vol du papillon l’a fait trépasser. Homicide involontaire, avec un très bon avocat. Sa femme a pris un bon paquet (l’assurance-vie), et moi quelques mois.
Ça me laisse le temps de réfléchir, la prison. Le temps de revenir mille et mille fois sur cette soirée là. Je la retourne dans tous les sens. Il reste une zone d’ombre. Quelque chose que mon esprit refuse de saisir.
Je m’autopsychananlyse, avec tous les risques que cela comporte.
Et je crois bien que j’ai trouvé. J’ai eu la révélation. A moins que cela ne soit mon imagination. C’est pas loin d’être pareil.
Quand Rocmitte est tombé, Madame a accouru, elle m’a regardé, a compris en un dixième de seconde. Je crois qu’elle a souri, d’un sourire diabolique, un bref instant. J’aurai juré qu’elle me remerciait d’être tombé dans le panneau et de l’avoir débarrassée de son mari. Je suis sûr que c’est elle qui a tapé au plafond avant de passer le balai à sa victime.
Ce qui prouve que j’ai raison : investir dans l’assurance à l’heure actuelle est risqué. Le climat social est tendu. Il va y avoir des morts. Dans le rire des Dieux s’écroule Babylone.
Nouvelle initialement publiée dans News Bourse #3