Après avoir construit une arche, affronté le déluge et trouvé enfin un coin un peu sec, Noé, qui est tout de même le premier homme à avoir noué une Alliance avec Dieu, se trouva le gosier, qu’il avait grand peut-être, dans le même état. Après avoir planté la vigne, il but du vin et s’enivra. L’alcool réchauffe c’est bien connu et nul doute que le soleil tapait, peut-être était-ce midi plein, alors Noé se dépiauta. Il se sentait bien, la grappe à l’air. Cham, un de ses trois fils, poursuit la Genèse, « vit la nudité de son père, et il le rapporta dehors à ses deux frères. Alors Sem et Japhet prirent le manteau, le mirent sur leurs épaules, marchèrent à reculons, et couvrirent la nudité de leur père; comme leur visage était détourné, ils ne virent point la nudité de leur père ».
À son réveil, des coups de tonnerre dans le crâne et la bouche pâteuse, Noé s’énerve contre le fils de Cham, Canaan, et le maudit. Il sera l’esclave des esclaves de ses frères.
De ces versets, on peut tirer que l’abus de vin conduit à une ivresse embarrassante et qu’il ne faut pas regarder la nouille à papa. À première vue, le vin est un véhicule vénéneux.
Annick de Souzenelle donne cependant une lecture ésotérique beaucoup plus profonde de cet épisode. Vin et nudité sont les symboles de la connaissance et du total dévoilement des mystères, total accomplissement de la tunique de peau qui est devenue lumière. Cham, lié à la puissance n’agit pas de façon juste. L’auteur conclut : « Toute puissance acquise par magie (dévoilement des mystères hors du NOM) est de Satan : œuvre d’indiscrétion de celui qui jette un regard sur le mystère qu’il n’est pas devenu, et qui va le livrer au-dehors. »
Le vin serait finalement fréquentable, trempons donc z’y nos lèvres.
Symboliquement, le vin réussit l’impossible synthèse des deux contraires que sont l’Eau et le Feu. Les raisins laissent espérer, après une subtile alchimie, un breuvage sacré qui représente symboliquement la véritable nourriture spirituelle initiatrice de la connaissance et de l’immortalité. Ils témoignent de l’indispensable activité de l’Esprit sur la Matière.
Omar Khayyām, poète, philosophe et savant persan connu du XIème siècle, considéré comme un des plus grands mathématiciens du Moyen âge, est l’auteur de quatrains célèbres traitants de différents sujets, dont notamment l’ivresse de Dieu. Ainsi, il écrit : « Quand ai-je dit que le vin était interdit ? Pour l’intelligent c’est permis pour le sot c’est interdit. » On peut l’interpréter spirituellement comme la liberté de l’homme qui s’est affranchi de son ego et œuvre dorénavant sur un plan supérieur où les lois humaines ne font que dériver des lois universelles. Cette interprétation est à rapprocher d’une des sourates qui ne qualifie pas le vin d’œuvre du démon: « Et des fruits des palmiers et des vignes, vous tirerez une boisson enivrante et un grand bien. Il y a en cela des signes pour un peuple qui réfléchit ».
Toutefois on peut se demander si le vin dont parle Khayyām est uniquement spirituel. Il semble tout aussi bien apprécier les plaisirs terrestres, leur laissant la place de mystère qu’il leur revient. Il dit :
« Au printemps, je vais quelquefois m’asseoir à la lisière d’un champ fleuri.
Lorsqu’une belle jeune fille m’apporte une coupe de vin, je ne pense guère à mon salut.
Si j’avais cette préoccupation, je vaudrais moins qu’un chien. »
Le soufi Charaf Addin ‘Omar ben al Faridh, ermite ayant vécu en Égypte entre 1181 et 1235, confirme cependant, dans son Éloge du vin, la place éminemment mystique du vin en tant que symbole des sciences divines inaccessibles par l’effort spéculatif. Le vin désigne chez lui la science des états spirituels, c’est la substance qui permet l’accès à un très haut niveau de conscience, celle, dangereuse, qui nécessite de trouver un équilibre entre déchéance et extase.
Le vin renvoie donc à un principe de vitalité qui se développe par cycles et qui nécessite vendange. Vin, vie, vent, anges, le vin qui n’enivre que de Dieu est décidément un vivier d’envies.
Comment atteindre cette extase mystique ? Si on laisse la Matière (le vin) agir sur l’Esprit, l’opération devient symboliquement diabolique et conduit au n’importe quoi.
Le vin a cette propriété d’être un outil accessible et terriblement opératif. Consommé dans un cadre rituel, que ce soit lors d’une messe où le vin permet d’incorporer le sang de Jésus-Christ, que ce soit lors d’agapes où l’esprit fraternel et la hauteur des vues permettent de ressentir ce qu’un Banquet de philosophes ou de bâtisseurs pouvait avoir d’exaltant, ou que ce soit lors d’une bacchanale dont la transe fait toucher une essence fugace et dangereuse de la puissance ordonnatrice et chaotique du divin, le vin ouvre une voie qu’il convient de maîtriser pour en goûter toutes les subtilités. De vin à divin, il n’y a que di─ ou dix, c’est-à-dire un.
Maîtrise il faudra, car la tête dans le cul est bien l’envers d’un visage radieux. Heureusement, on peut boire plusieurs, enfin quelques, verres de vin avant de rouler sous la table. C’est une eau de feu qui s’attise progressivement.
Alors, on peut entrer dans une ivresse légère et perdre conscience de ce que l’on est. Les veines deviennent progressivement et littéralement de feu. L’horizon plus ou moins flouté, évoluant dans un léger brouillard, les événements surgissent sans cause. La logique, la temporalité, l’espace semblent oubliés, ridicules parce qu’incohérents. Il n’y a que l’instant présent, vécu pleinement et pourtant avec tant de détachement. Comme dans un rêve, le décor a disparu.
À ces moments de flottaison entre les plans, les choses semblent claires, évidentes. Elles s’ordonnent sans accroc. Lorsque cela m’arrive, j’appelle cela mes moments Don Camillo, quand Dieu me parle. Et ça ne parle pas vraiment. Ça motive, ça guide mais ça ne s’exprime pas. Il n’y a qu’un sentiment de lucidité, d’exaltation et de gloire.
Cette puissance doit être canalisée. On parle d’avoir le vin triste ou mauvais. L’alcool caractérise l’élément mercure, Mercure le messager, qui ne fait que passer le souffle des puissances cosmiques. Or, certains vents sont néfastes, impétueux et tempétueux. L’alcool amplifie nos motivations cachées. Dès lors, il faut savoir contrôler ses passions. Voire mettre les doigts dans la gorge pour éviter le pire, c’est-à-dire l’abandon de soi.
L’équilibre est précaire : boire comme un trou noir ou conduire les chevaux cosmiques. L’éthanol reste toxique. Mais la vie s’extrait de la mort car le tanin est un antioxydant. Si l’œuvre au gros rouge n’est pas conseillé, l’œuvre au grand rouge conduit au grand œuvre, l’élixir.
Ayant eu l’intuition de comment l’être-là pouvait se manifester dans un état altéré où la volonté avait du mal à se canaliser, le chercheur peut alors essayer de se rappeler comment il a passé la porte des Dieux grâce au vin, mais sans l’usage du véhicule cette fois, en ayant extrait son essence par une digestion qui ne laisse pas le foie lourd. Dans l’évangile de Marc (14:22), au moment de la Cène, Jésus dit : « En vérité, je vous le dis, je ne boirai plus du produit de la vigne jusqu’au jour où je boirai le vin nouveau dans le Royaume de Dieu. »
Désireux de devenir le vase contenant ce vin mystique, on peut alors essayer de transmuter l’eau de feu en eau de vie, de savoir trouver l’harmonie entre ce qui sépare et ce qui unifie. La vérité est dans le vin, mais elle n’est pas que dans le vin. Il s’agit de rêver éveillé qu’on est enivré, et ne pas se déshabiller.
Alors, nous pourrons, tel Charles Baudelaire dans L’Âme du vin, nous exclamer :
« En toi je tomberai, végétale ambroisie,
Grain précieux jeté par l’éternel Semeur,
Pour que de notre amour naisse la poésie
Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur ! »