Le sortilège bu

Note : ceci est le premier chapitre de Ilzyeute & Tristan, un roman à paraître prochainement.

Au soir du 21 décembre, la jeunesse étudiante et dorée de Morois se retrouva dans l’appartement des parents de Jean, inconsciente du drame qui couvait. Il y avait anniversaire à fêter. Celui de Jean, justement, qui tombait le même jour que sa fête. Le gars qui s’était fait avoir, parce qu’il cumulait toutes les célébrations en même temps, obtenant bien moins que ce que trois jackpots espacés auraient pu lui rapporter. Alors il se vengeait contre le destin en montant les soirées les plus endiablées de la moyenne agglomération. La plupart des participants se fichaient cosmiquement du contexte : seules les libations les intéressaient.

Tristan, Mélusine et Kariado arrivèrent tous les trois ensemble, profitant de la voiture de Kariado. Lui et Tristan n’étaient pas de vrais amis. Ils frayaient dans les mêmes eaux, se disaient : « ça va ou bien ? » ; « wesh gros » ; « trop » ; « t’as pas une crème anti-hémorroïde ? » Des connaissances, donc.

Quant à Mélusine, elle sortait avec Tristan. À moins que ce ne soit le contraire. En fait, chacun sortait avec l’autre mais ils ne sortaient pas ensemble. Ils n’étaient pas non plus des amis se connaissant. Il n’y avait entre eux qu’un rien, rien qu’ils jalousaient intensément, à grands coups de commedia dell’arte et d’appel à témoins que l’irréparable allait se commettre. Pour dire que leur relation tenait plus du spartning-partenariat que de la vraie Histoire d’Amour.

Tristan, comme à son habitude, se mit immédiatement à danser, boire, virevolter, discuter avec tout le monde, voler un espace d’intimité, un instant, pour établir une chaleur durable dans le cœur de son interlocuteur.

Lorsqu’il arrivait, la fête prenait une allure différente. Avant lui, c’était bien, après, ça devenait fou. Il communiquait une joie et une énergie incroyables. Pour lui, c’était tout le temps Carnaval. Or, à Carnaval on ne se pose pas de questions : on s’enivre, on renverse les rôles, on se lâche, on évacue la pression.

Plus tard, Ilzyeute apprit comment ça s’était passé, comment le sort avait tissé sa toile, parce qu’elle l’avait bien évidemment demandé à Tristan. Ce genre de choses, ça se demande.

Au cours de sa trajectoire de boule de flipper, Tristan s’était rapproché de Kariado.

– Alors ? Tu danses pas ? T’es tout seul ? T’as pas de copains ?

Ils étaient une bonne cinquantaine dans l’appartement, sans compter le nombre de doubles astraux des fêtards les plus avancés, occupant donc en théorie moins de deux mètres carrés chacun.

– Ben, y’a plein de gens sympas, mais j’ai du mal à m’intégrer.

– Tout le problème de l’immigration en une seule phrase.

Les yeux de Kariado émirent deux rayons laser de lumière noire. Il n’en pouvait plus des blagues innocentes. Sa famille était arrivée du Maroc depuis trois générations.

Tristan se rendit aussitôt compte de sa maladresse. Il voulut balbutier des excuses et se reprit :

– Je vais te brancher avec une fille, comme ça on n’en parlera plus. Je fais le premier pas et après ce sera à toi de jouer. (Kariado approuva, reconnaissant.) Laquelle te plaît ?

Kariado scruta attentivement la pièce baignée d’une lumière tamisée et purpurine (un spot et une boule à facettes, c’est fou comme ça transforme tout de suite un salon bourgeois en boîte de nuit ; ou après quelque adjuvant). Il pointa discrètement du doigt, l’avant-bras au niveau du ventre, et murmura :

– La zelmoida, là-bas. Celle avec les longs cheveux blonds. À une heure et demie.

– Bien, fit Tristan à la fois résolu, car il avait une mission dorénavant, et dérangé, car il n’avait pas remarqué cette algue filiforme à la longue chevelure blonde, en jean et T-shirt sans motif, uniforme standard de l’étudiant qu’il arborait lui aussi, hormis un tricot de corps siglé « Gougeons et Dragons », avant que Kariado ne la lui désigne. C’est vrai, elle était très belle. Quoique peut-être bêcheuse, ne discutant avec personne, l’air de ne pas être intéressée par la piétaille. Ou timide.

Il fendit la foule en bondissant.

Ilzyeute vit arriver vers elle un grand échalas, gueule carrée, épaules carrées, abdos certainement en carré, cheveux bruns mi-longs coupe carrée, deux dents cariées. Elle sourit intérieurement parce qu’elle avait tout de suite apprécié cette espèce de fou, dégageant une énergie communicative, jusqu’à l’intérieur de son ventre qui s’électrisait. Elle avait rêvé qu’il vienne lui parler. C’était un drôle et il l’amusait. Enfin un peu d’inédit dans sa vie aussi excitante qu’un cachot pourri au fond d’un donjon de château délabré !

Elle ne laissa cependant rien transparaître de son agitation intérieure lorsque Tristan l’accosta.

– Salut ! Moi, c’est Tristan. Bonne ripaille, non ?

– Heu, avait-elle bredouillé, c’est à moi que tu parles ?

– Non, non, je communique avec Dieu… Alors tu la trouves comment cette fête ?

– Bien, je suppose. Au fait moi, c’est Ilzyeute.

– Marrant comme prénom. Ça vient pas d’un mythe grec ? Philémon et Ilzyeute… un truc comme ça ?

Elle s’esclaffa, baissant sa garde bien volontairement.

– Non, c’est pas ça. Et je sais plus dans quoi c’est. Pourtant, normalement, c’est mon rayon ce genre de trucs. J’adore la littérature.

– Bof, c’est pas très grave. Moi aussi j’adore la littérature, mais je fais pas dans le rayon de librairie spécialisée, plutôt dans le bazar. Tu as juste un prénom étrange, ça arrive. C’est marrant, je suis justement venu avec un pote qui lui aussi sonne bizarre. Il faut absolument que je te le présente. Kariado !

Il fit signe à son comparse qui attendait comme un empoté dans son coin et fit les présentations :

– Kariado, Ilzyeute. Ilzyeute, Kariado. Tristan, c’est moi, confondez pas.

– Enchanté·e, conclurent-ils tous ensemble.

Ilzyeute aurait voulu continuer à discuter. Elle en fut empêchée par l’arrivée d’une walkyrie, version brune et gironde, dont les yeux de vipère crachèrent leur venin de jalousie.

Tristan eut un sourire contraint.

– Mélusine ! Laisse-moi te présenter…

La dénommée pelota ostensiblement les fesses de Tristan. Sa voix claqua comme un fouet de dominatrice :

– Tristan ! Toujours en train de discuter avec des jolies filles. Viens ! J’ai quelque chose à te montrer.

Mélusine le tira par le bras, ne lui laissant pas le temps de réagir. Deux secondes plus tard, ils avaient disparu, engloutis par la foule mouvante des danseurs.

Ilzyeute et Kariado échangèrent des propos badins. Le gaillard était charmant mais… Ilzyeute pensait uniquement à Tristan, l’apparition de la soirée.

Ils en étaient à discuter de ce qu’ils voulaient faire plus tard, garçon-vacher et princesse, respectivement, quand le gâteau d’anniversaire arriva.

Jean, titubant, ivre mort, s’approcha des bougies et les saoula pour le reste de la soirée de son seul souffle. Il s’écria alors : « Champagne ! » en essayant d’imiter Higelin. Et tomba du ciel.

Des flûtes circulèrent parmi les convives comme par enchantement. Tristan se trémoussait depuis quelques minutes sur la piste de danse. C’était un bon moyen d’échapper aux bisous baveux de Mélusine. Tout à sa sarabande, il ne prit pas de verre.

Quand vint l’heure de trinquer, il se retrouva bien embêté, seul au milieu d’une foule qui faisait tchin-tchin à qui mieux mieux. Il balbutia un « Mais, mais, mais… » Ilzyeute l’avait bien remarqué. Elle s’approcha de lui, tendit son hanap de cristal :

– On n’a qu’à partager.

– Merci, c’est gentil. À toi l’honneur.

Elle but un trait, il s’envoya une goulée.

Or çà, Jean, dans son incommensurable envie de s’éclater, avait procédé à ce qu’il nommait « la roulette belge ». S’étant procuré un peu de GHB par un pote flamand opérant sur la West Coast des Pays-Bas, il en versa un millilitre et demi dans une des flûtes prise au hasard. Gammahydroxybutyrate et alcool ne faisant vraiment pas bon ménage, l’innocente victime expiatoire que le doigt sale de karma choisirait tomberait dans les pommes pendant quelques heures, après une brève sortie lucide de son corps, suscitant l’émoi de l’assistance et assurant de bons souvenirs à tout le monde.

Ilzyeute et Tristan burent donc. L’instant d’après, tout avait changé. Leurs émois s’étaient mués en certitudes. Ils s’aimaient d’un amour subit, total, immuable. Leurs yeux se le dirent, remplissant l’espace qui les disjoignait. Leurs corps sentirent les liens chimiques se resserrer en leurs profondeurs reptiliennes. Jusqu’à leurs auras qui se mélangeaient harmonieusement, lumineuse combinaison.

Et rien à voir avec le GHB. Le verre piégé avait échoué ailleurs.

Ils se retrouvèrent interdits, déchirés entre la révélation et la circonstance.

Quelque problème demeurait : Tristan sortait avec Mélusine. D’accord, sortir, ça veut pas dire être marié. Néanmoins, quand on a des principes, faut pas non plus faire n’importe quoi. Quels que débiles et contraints puissent être ces principes. Impossible donc d’avouer maintenant. D’abord, casser avec Mélusine, avant de se déclarer à Ilzyeute.

De son côté, la jeune femme s’était toujours dit qu’elle méritait une cour en règle pour pouvoir s’avouer amoureuse. Ce sentiment soudain allait contre ses principes. Cela la gratouillait un peu du côté des règles morales.

Surtout, elle s’était promise. À Marc. En un secret qu’elle gardait au plus profond d’elle. Personne ne devait savoir qu’elle ne connaîtrait jamais que Marc.

Ce qui lui rendait cette implacable attirance douloureuse.

Par ailleurs, avec des nichons pareils, c’était sûr que Tristan préférait l’autre peste.

Ils rougirent tous deux et Tristan partit en lui susurrant « à bientôt ». Ilzyeute quitta la fête peu après.

Le jouvenceau, resté, eut une conduite digne d’un chevalier : il plaqua Mélusine dans les dix minutes qui suivirent, car son cœur était désormais pris. Une minute pour dire :

– Mélusine ? Je crois que je n’ai pas envie de rester avec toi.

– Maaaais…

– Arrête de faire la chèvre, je ne suis pas un légionnaire.

Neuf minutes pour la consoler, elle, écroulée dans ses bras, lui, à susurrer :

– Arrête-je-déconnais-tu-sais-je-t’aime-bien-quand-même-mais-quelque-chose-me-

dit-que-ça-va-pas-être-bon-nous-deux…

Il s’éclipsa après lui avoir tendu une flûte, lui qui venait d’en jouer, et finit par retrouver Kariado avec qui il bavarda. Immédiatement après, il rentra chez lui et désespéra.

Car, entre-temps et afin de ne pas avoir la répétition du phonème \kaʁ\, Kariado (ha ben si, quand même) avait confié à l’entremetteur qu’il appréciait Ilzyeute, au point qu’il en était transporté au plus haut point. Grave. Tristan ne pouvait pas jouer contre Kariado, à qui, justement, il avait offert de rencontrer la belle. Une question de code d’honneur. Un truc vaguement hérité des jeux enfantins, d’un code du chevalier écrit à neuf dix ans, sur un bout de carton plié en petit grimoire, qui dirait :

« Un Chevalier doit être courage.

Un Chevalier doit être fort.

Un Chevalier éveiller.

Un Chevalier doit être praupre.

Un Chevalier ne doit pas être malade.

Un Chevalier ne doit pas être lache.

Un Chevalier ne doit pas prendre la plasse des autre. »

Ha ! Ha ! Ha ! Chimères de la tendre enfance, incapable d’imaginer même l’importance de la Donna pour le Chevalier et les dilemmes déchirants que cela pouvait induire.

Tristan ne pouvait décemment pas aimer Ilzyeute. Il se résolut à l’oublier. Il ne le put pas.

De son côté, Ilzyeute se languit de Tristan dans les jours qui suivirent.

Kariado, tout encouragé par leur première rencontre, se hasarda à lui téléphoner. Ils allèrent manger des tartes dans un salon de thé. Se revirent une autre fois. Ilzyeute trouva Kariado distrayant, sans aucun mépris dans l’adjectif. Mais ses rêves étaient peuplés de Tristan, lors que Marc tournait le dos.

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A propos Marc Mahé Pestka

Ecrivain, game designer, explorateur de littérature interactive depuis quelques décennies, déjà.

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