Dicté un peu à la bourre, quasi quinze ans plus tard
Salam (comme je saluais systématiquement), qu’est-ce donc que le cyberpunk ? Du punk appliqué au cyber, littéralement, et un mouvement artistique, né avec le début de l’ère digitale, qui a essaimé, ou plutôt fertilisé, tout un pan de l’imaginaire, texturant de fictions et de mythes une technologie dont on distinguait à peine les contours et, surtout, la finalité. Dans un futur proche, on y retrouve des sociétés à la technologie avancée, intimement mêlée à la cybernétique, des dystopies, des ambiances hard boiled, désespérées et noires…
Quelques noms d’œuvres, pour bien cerner de quoi il s’agit : Neuromancien de William Gibson, Le Samouraï virtuel de Neal Stephenson, pour les livres ; Blade Runner de Ridley Scott, Strange Days de Kathryn Bigelow, Akira de Katsuhiro Ōtomo, Ghost in the Shell de Mamoru Oshii basé sur le manga de Masamune Shirow, la trilogie Matrix des sœurs Wachowski, pour les films. Enfin, Cyberpunk 2020, Shadowrun, Deus Ex pour les jeux de rôle ou vidéo.
Retour au début des années 1970. L’époque marque la fin de la contestation du type beat generation : gentille, luttant pour la gratuité. Arrivent le Summer of Love, Woodstock… la récupération et la fin des illusions. La rue s’agite dans le sillage des situs, des maos, des écolos, etc. avec un train de retard. Le temps de la remontée d’acide est proche.
1974 : première crise pétrolière, fin des années dorées. Issu du ska, du reggae et du désespoir des jeunes au chômage, le mouvement punk s’inscrit en négatif des douceurs lénifiantes des babas cool et de la superficialité du disco. Rythmes syncopés et rapides, guitares électriques désaccordées et paroles iconoclastes… le punk exprime crûment le malaise urbain et le dégoût du système. Les « voyou•te•s » (traduction littérale du mot punk) traînent leur nihilisme, leurs crêtes multicolores et leurs épingles à nourrice. Et tou•te•s de danser le pogo sous héro.
Les années 80, la new-wave, le hip-hop, les yuppies se profilent… Un mouvement qui portait en son programme sa finitude ne pouvait que disparaître. Exit donc les derniers groupes punks médiatisés. L’enthousiasme du temps s’évanouit, pour ne laisser qu’un ensemble restreint de contestataires. No future.
Au moment où le mouvement musical se replie sur lui-même, un mot apparaît aux États-Unis pour prendre une importance planétaire : « cyberpunk ». D’abord utilisé pour un genre littéraire aux caractéristiques précises, le terme s’applique dorénavant à une culture. Hackers (explorateurs de la Toile suffisamment éclairés pour pénétrer dans les systèmes), crackers (les mêmes, mais en version terroristes numériques), penseurs et penseuses du chaos comme Timothy Leary, adeptes des modifications corporelles, des expériences limites, techno-freaks, tou•te•s se réfèrent au même état d’esprit : celui de la contestation de la réalité consensuelle. Contestation, comme les punk•ette•s. Refus d’un système, d’une grille de lecture de la réalité.
Si la rébellion ne s’est pas vraiment étendue aux esprits, les avancées technologiques décrites par ce mouvement, âgé d’une quarantaine d’années, ont désormais infiltré la réalité : connexion quasi universelle à un réseau mondial de « partage » d’informations, pour à peu près la moitié de la planète (entre un tiers et quatre cinquièmes de la population, suivant le continent), réalités virtuelle ou augmentée, neuroprothèses, connaissance et manipulations génétiques à haut niveau, utilisation de nanomachines, impression 3D, etc. pour les plus riches.
Socialement, on se rapproche aussi des visions ultra-noires du futur proche qui servaient de contexte au mouvement (initialement décrites, peut-être ?, en guise d’avertissement– inutile, il est vrai, tant les ténèbres attirent étrangement et donnent le vertige). Les riches sont de plus en plus riches, tou•te•s les autres de plus en plus pauvres. Les transnationales, corporations tellement vastes qu’elles ont déjà pénétré la vie d’une large partie de l’humanité, pèsent plus que les PIB des États, assoient leur emprise sur l’entièreté de la planète. Flicage permanent, données biométriques en base de données. D’un côté, des privilégiés baignant dans la technologie, de l’autre des réfugié•e•s, chassé•e•s par des conflits de basse intensité et marqués par le terrorisme de masse, bientôt climatiques (voir Gros Temps de Bruce Sterling), paupérisé•e•s et attiré•e•s comme des papillons par la lumière du néon qui les cramera. Surveillance de masse, violence pour marquer les frontières destinées à la plèbe.
En 1996-1997, je suis au mitan de ma vingtaine et me mets au contact de cette culture. Je suis bien préparé, adorant l’écrivain Philip K. Dick et déjà à fond dans la théorie du chaos. Ce qui s’offre en cette époque pré-millénaire m’excite. Grâce à Internet, je découvre les potentiels faramineux de l’informatique, les débuts du transhumanisme, la nanotechnologie, les états de conscience modifiés, la magie chaotique, les complotistes, le discordianisme et, basiquement, tout ce qui tend à fissurer le bol de la réalité consensuelle. Deux penseurs me marquent particulièrement : Teilhard de Chardin, prêtre jésuite ayant développé la notion de noosphère qu’il emprunte à Vernadsky pour conceptualiser une « pellicule de pensée enveloppant la Terre, formée des communications humaines », et Hakim Bey, qui, en publiant en 1994 Temporary Autonomous Zone (abrégé en TAZ, en français ZAT), a peut-être ouvert la voie à une nouvelle façon d’envisager l’anarchie, possible parce qu’éphémère. Son œuvre, libre, développe les idées d’anarchie ontologique et de terrorisme poétique, qui me parlent – d’autres de ses idées, pas du tout, notamment son encensement de la pédophilie.
Pour faire bonne mesure, je dois quand même indiquer que j’ai un fond rationnel et scientifique qui me fait considérer les choses en les douchant d’une bonne couche de fact checking et de scepticisme. J’essaie, ça reste cyberpunk dans l’esprit, de développer mes connaissances en mathématiques, neurologie, psychologie, sociologie, éthologie, histoire… sciences dures, demi-molles, nids à indécisions, apories et paradoxes, pour ne pas se laisser emporter par l’aveuglement.
Je ne le cache pas : je kiffe le punk. J’en écoute beaucoup. Bérurier Noir, Ludwig von 88, Les Sales Majestés, Gogol Premier… Comme je n’ai pas les ovaires pour vivre pleinement le truc en intégrant un squat, je le vis en littérature. J’embrasse complètement le cyberpunk, et comme je ne sais pas vivre autrement qu’à fond, j’irai dans l’absolu. E-troubadour marco naît ou plutôt me contamine, virus rétro-temporel balancé dans l’éther en 2199 et trouvant un hôte bienveillant quelque deux cents ans à rebours, marco, sans majuscule, car pas une lettre ne pète plus haut que l’autre. E-troubadour ? Comme je l’exposais sur la page d’accueil de l’e-troubzone, un•e e-troubadour/e-trobairitz tient de ses ancêtres parce qu’il•elle interroge l’amour. Est-ce que je peux t’aimer, m’aimer, l’humanité ? Comment ? Avec presque mille ans d’histoire pour affûter la langue et le cerveau, avec l’e- pour remplacer le vin, le questionnement se fait, parfois à coups de marteau. Quelques autres artistes se reconnaîtront comme tel•le•s, le néologisme sera repris par l’e-trobairitz Karen Guilloren pour décrire sa démarche, matérialisée par le livre/action dans le réel Traverses, livre voyageur.
La correspondance avec le punk me dicte des contraintes littéraires : la forme sera courte, du haïku à la novella (longue nouvelle) ; les thématiques seront brutales et iconoclastes, avec pour objectif de tout faire péter, d’aller chercher l’accident neuronal qui ouvrira de nouvelles barrières (mindhacking). La poésie tient la place de choix, qui lui échoit depuis toujours, mais elle s’habillera aussi de sa cape cyber, utilisant tous les médias, les mettant en relation dans des œuvres interactives. J’apprends et utilise les langages de programmation du web, je veux aller plus loin que le texte, étendre sa portée par la mise en relation, la synesthésie, l’hypotypose. L’hypermédia sera un de mes instruments de choix. Je développe l’idée du « teknoosterr », terrorisme des idées utilisant la technologique pour chercher le bug de la pensée qui ouvre sur des dimensions insoupçonnées. Chaque production (texte, hypertexte, image, nœud synaptique = collection de liens) doit faire éclater le cerveau, chercher le glitch, l’erreur créatrice. À coups de saton, l’illumination.
Partant de mon site perso, marco’s brain qui deviendra Les Chants de l’e-troubadour marco, je développe une mini-communauté artistique, l’e-troubzone, regroupant les productions de divers artistes, participe au collectif Neurocircus en tant que videojockey (merveille de souvenir d’une free-party près du lac du Salagou). Toujours dans une optique DIY (do it yourself), je monte avec un ami, Hervé Guillen, la SARL Studio du Futur (nous aurions préféré une coopérative, mais les financements étaient plus compliqués voire impossibles), dont la mission est la production, l’édition et l’intermédiation d’œuvres culturelles multisupports innovantes. Il y aura BPM Odyssée, livre-disque à la Pierre et le loup dans l’univers de la techno, et Mekamemories, livre-CD-Rom. J’écris dans Cyber Zone, magazine des cultures numériques, « Anarchie sur le net », qui sera repris par davduf.net ; certains de mes hypermédias (Centre de prière de l’ESDAC, Sanctuaire de l’e-troubadour marco) participent aux installations de l’artiste Tamara Lei.
L’objectif est d’aller le plus loin possible. Penser l’après de la technologie qui se dessine, sa finalité, son eschatologie, ce que cette domination sur la matière peut apporter, socialement, spirituellement. Construire un univers plausible, un horizon qui resterait crédible vingt, trente ou cinquante ans plus tard.
Ainsi, je nomme « éther » ce que d’autres appellent « cyberspace », « métavers » ou « matrice » : le réseau de communication maillant le monde. Éther : milieu subtil qui imprègne tous les corps et vibre sous l’action d’une source lumineuse, d’une onde ─ hypothèse abandonnée avec la constance de la vitesse de la lumière ; tout composé volatil résultant de la combinaison d’acides avec des alcools ─ yabon ! Entre le divin et le naturel, le spirituel ; entre l’actif et le passif, le neutre ; entre les principes et les faits, la loi ; entre l’âme et le corps, la volonté ; entre les « noordinateurs », la carte Ethernet ; entre les idées et les actions, l’éther. Extension du domaine de la psyché. Électrons qui crépitent autour d’une petite partie du globe, filant dans tous les sens. Mouvement james-brownien.
Ainsi, le monde sera dirigé par une minorité, une aristocratie protégée dans ses fiefs, utilisant du temps de cerveau comme monnaie, recyclant la matière biologique pour asseoir ses profits, sans souci du lendemain, vu comme le bâtard du présent : les Parfait•e•s, les Baron•ne•s Serpents (avec un soupçon de conspirationnisme à la David Icke, parce que ces histoires de reptilien•ne•s, ça fait toujours triper et, symboliquement, devrait nous amener à dépasser les modes de fonctionnements primaires de notre cerveau). Je fais le pari, de mauvais cœur, que la mondialisation pilotée par le capitalisme continuera, qu’il n’y aura pas de grande révolte, ni d’effondrement du système. Non, juste une continuation, une extrapolation des nuages de points chargés de destruction auxquels nous sommes annexé•e•s. Dans Mekamemories, cela culmine avec l’état de guerre permanent, de tou•te•s contre tou•te•s. Léviathan.
Ainsi, la définition de l’humanité sera bousculée par la technologie et les espaces de la pensée. Apocalypse en cours, passage à quelque chose de nouveau, d’autre, transhumain, post-humain, sur-humain, fais chier l’humain, avec toutes ses imperfections. Trouver le cumin qui relèvera le steak cultivé.
Bien sûr, il s’agit de rester indépendant, absolument. J’arrive, en hackant le système, à vivre de mes droits d’auteur, autonome, sans relation de subordination autre que temporaire, mercenaire ; et de mes emprunts. L’e-troubzone est hébergée par ouvaton.coop, coopérative d’hébergement ; mes œuvres sont librement consultables et téléchargeables. Certaines d’entre elles seront d’ailleurs diffusées sous Licence Art Libre. Je donne tout, sans attente de retour ; à l’époque n’existent pas encore de solution de financement participatif pour récolter de quoi tenir : tant pire. Je suis arrivé et mort un peu trop tôt.
J’ai fait des conneries, bien sûr. Mes univers demeuraient occidentalo-centrés, n’ont pas été au bout des questions de genres, reflétaient trop le monde réel (les ectoplasmes de l’éther restent isomorphes des représentations connues ─ ceci dit, la facilité, l’accessibilité, le peu de dissonance cognitive que demande une représentation correspondant à la basse réalité, plaide en faveur d’une telle approche, ce que nous connaissons devenant alors une mélasse qui colle aux doigts) ; j’ai beaucoup provoqué, un peu trollé, dérangé (commencer une discussion par « salam » provoque toujours un petit temps de flottement), ce qui ne facilite pas la sympathie ou l’empathie ─ juste faire du bruit ; isolé dans ma tour de principes indérogeables, je n’ai pas vraiment cherché à me faire des allié•e•s dans les communautés que je fréquentais, préférant les contre-allées, où je rencontrais des camarades ─ au cul tous les systèmes, au cul les explications, l’accessibilité, mais viens pas te plaindre après ; je n’ai pas cherché le profit, assumant pleinement mes erreurs de marketing et de gestion, voulues presque, car je connais bien les règles de l’ogre, les ayant étudiées ; j’ai cru que l’innovation, au moins, allait bien être accueillie par le milieu de la science-fiction française ─ y a « science » dedans, non ? ; je suis resté aveugle lorsqu’on me proposait enfin une reconnaissance par les pair•e•s ; enfermé dans mes biais cognitifs, je ne retenais que ce qui allait dans mon sens, aveugle aux signes qui me hurlaient de changer, ou pour le moins, de couper ma dope ; j’ai surtout dealé avec les archétypes : Gog et Magog, les Loas ─ Baron Samedi m’a bien fait payer le transport… Il faut en faire, des conneries, c’est fun et ça apprend, même si on en prend plein la gueule. Après tout, la révolution n’est pas un dîner de gala. J’ai voulu trop fort, trop vite. Eh ouais, c’est punk, ça aussi.
Mais quand la basse réalité m’a étranglé avec ses contingences (une famille à nourrir, des dettes à n’en plus finir), quand j’ai dû redevenir employé, alors ce n’était plus possible, je devenais collabo à temps complet d’un système qui me semble absurde, je décohérais, paroles et actes brisaient leur harmonie, la condition d’absolue indépendance n’était plus respectée : alors, il fallait mourir. Et puis, se faire héraut d’une bannière noire comme les trous, c’est aussi porter en soi, dès la conception, la promesse d’une fin violente et rapide. Vu avec des lunettes en verre miroir, cesser toute activité, c’est aussi inscrire une existence, une geste, dans la finitude, l’éphémère. Faire de soi une ZAT, zut, quoi. Une TAZ sans la descente. Il m’aura d’ailleurs fallu treize ans pour retrouver cette bulle de liberté, tout aussi temporaire, pour pouvoir me re-manifester en tant que tel, pour laisser le virus s’exprimer une dernière fois, comme un éclat de shrapnel déchirant la résilience, une remontée d’acide, la prolifération de cellules malignes qui avaient échappé à la chimio du quotidien. Incarner un temps les principes de vie, la beauté d’une liberté totale dans un cadre défini. Un temps, c’est mieux que rien.
Toujours est-il que mon cyberpunk est mort, baby. Bel et bien. Je ne reviens que pour régler les derniers détails, vérifier que le cercueil reste bien capitonné, effectuer les formalités. Un one-shot vers le rien.
Mes œuvres ne sont plus disponibles. Elles ont beau être référencées sur quelques rares sites, ces traces disparaîtront. À l’heure actuelle, 2018, ces fugitifs vestiges prennent les contours d’un fantôme. Un fantôme dans le shell. Toc toc !
Ah oui, j’allais oublier ! Il s’agit d’un testament. Bien. Alors, je lègue rien à personne : la propriété c’est du vol.
Yo Marco!
Toujours vivant malgré ce testament? J’ai peut etre un peu de taffe pour toi en teletravail si ca t’interesse… Ecris a l’adresse mail pour en savoir plus.
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